[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]ls ne dorment pas. Les enfants galopent dans le village toute la nuit, ils font des jeux d’enfant et des fois non, des fois ils volent de l’essence dans les cabanons et arrosent ce qu’ils trouvent pour y mettre le feu (…) des fois je pense qu’ils vont se brûler, qu’ils vont se détruire, mais ils marchent depuis tellement longtemps sur la ligne à ne jamais franchir, ils narguent la mort avec tellement d’irrévérence qu’ils sont intouchables.
Les enfants, petites oies sauvages qui oublient d’être clouées au sol. Adultes en devenir derrière leurs expressions les plus graves, prisonniers en puissance d’une condition qui pour l’instant n’est que leur simple nature. Les enfants, qui appartiennent à tout le village, c’est pour eux, surtout, qu’elle est là.
Tous les étés, elle se hisse vers « Salluit, 62ème parallèle », que la plupart des blancs considère comme une simple réserve autochtone. Parqués dans votre propre liberté, chers Inuits. Et cet été, elle revient, malgré la mort de son amie Eva, dont le visage manque à l’appel lorsqu’elle atterrit en terre arctique, et dont le corps gît à présent quelque part dans les eaux sombres du détroit. Travailleur social, c’est son grade. Elle est là pour tenter d’enrayer les différentes formes de délinquance, d’addiction, et autres mutilations endémiques. Alors forcément, elle est proche des enfants, et si elle ne peut les sauver d’eux-mêmes, au moins peut-elle essayer de les sauver des autres, du gouvernement canadien, des « nouveaux missionnaires blancs », des hommes, de la solitude ou encore de l’abandon.
Nirliit ou l’autopsie d’un « autogénocide programmé ».
La Peuplade, maison d’édition québécoise, nous a offert il y a quelques mois une très remarquée clameur venue du Nord avec le premier roman de la groenlandaise Niviaq Korneliussen, Homo sapienne, véritable claque littéraire. C’est dans ce sillage boréal que la plume farouchement libérée de Juliana Léveillé-Trudel s’inscrit avec Nirliit.
Sa narratrice, lucide et orgueilleuse, témoigne du chaos sociétal dans lequel errent Elijah, Maata, Tukka, Aleisha, Tayara, et les autres, à la manière d’une anthropologue qui aurait cédé son jargon scientifique contre une traduction intuitive de cette langue uniquement parlée dans ce grand est arctique canadien…
Elle partage également sa douce mélancolie du Nord, celle qui toujours la fait remonter en été à la lisière d’une toundra froide et sèche, pleine de nuits sans nuit, où renards polaires et lagopèdes se partagent le terrain. Elle convoque également la présence de sa chère disparue, Eva, dont l’esprit est partout et nulle part. Eva, tuée par jalousie, sentiment inoculé à son fils Elijah, qu’elle surveille de biais, en hommage ou par loyauté.
Puis elle conte, dans une verve fougueuse, souvent teintée d’une impuissante colère, les histoires entremêlées de celles qui donnent leur corps contre un litre de gin, de celles qui s’abandonnent en confondant amour et besoin d’affection, de celles qui fuient ce Nord infini à jamais hantées par sa violence ; elle dénonce ceux qui en profitent salement, et donne la parole à ceux qui se taisent, pensant qu’ils n’ont rien à offrir avec des mots.
Le regard de Juliana Léveillé-Trudel est dur comme un poing serré, son verbe affûté comme une pointe de harpon, ses récits rudes comme la vie sous ces latitudes, mais sa musicalité proche de la pulsation stylistique d’une Kate Tempest lui refuse un pessimisme tragique et définitif.
Avec Nirliit, Juliana Léveillé-Trudel brandit les préjugés ambiants au visage des responsables politiques, hurle plus fort que les chiens pour faire entendre le sort des femmes et le destin de leurs enfants, mais elle chante, aussi, la force incroyable de ce peuple qui n’est plus que « l’ombre des chasseurs qu’ils furent », la profondeur de leurs liens, leur désinvolture maladive mais nécessaire pour tenir encore un peu, jusqu’à demain.
Je refuse qu’on écrase brutalement ceux qui sont trop lumineux pour le reste du monde, je refuse qu’on empêche les étoiles de briller, je refuse qu’on force les comètes à ralentir pour ne pas faire de jaloux.