[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]ue faire quand on a déjà tout fait ? Qu’écrire, que composer, que chanter, que jouer quand on a à son actif Sketches of Spain, Cars and Cars, The Ballroom of Romance, Sugar River ou Blue Things, exemples parmi toutes ces merveilles qui jalonnent un parcours de plus de quarante années au service de la pop la plus noble ? Les Nits, qui ont passé leur vie à magnifier la matière chanson pour façonner tant de diamants, ont choisi de répondre à ces questions en prenant la tangente.
L’option qui consiste, à plus de soixante-cinq ans, à se remettre en question pour proposer, de loin, leur disque le plus expérimental, est compréhensible quand il s’agit, cinq ans après leur précédent album (intervalle inédit jusque-là pour les Hollandais), de retrouver l’excitation et la part d’inédit des débuts, surtout quand le temps qui passe et presse rend vaine la livraison d’une collection de morceaux comme les autres de plus. Mais ce choix est aussi très courageux, quand le public qui suit le groupe depuis des décennies risque de décrocher alors que la fanbase des Nits est leur première richesse. On pense, en moins radical, au virage à 180 degrés sans retour en arrière pour autant réalisé par Talk Talk en 1988 avec Spirit of Eden.

Alors certes, la prise de risques et la bizarrerie ne sont pas nouvelles dans l’oeuvre des Bataves : il suffit de réécouter Zebra sur New Flat (1980) pour se convaincre que le groupe a en lui un grain de folie. Around The Fish sur Giant Normal Dwarf (1990) ou le ghost track Orange en fin de Da Da Da (1994) avaient ce côté un peu perché. Et depuis Alankomaat (1998), des envies de liberté pointaient. Mais jamais, sur la longueur d’un album, la part mélodique qui fait, à juste titre, leur réputation et qui avait trouvé son expression la plus pure sur Strawberry Wood (2009) n’avait semblé, à première écoute, à ce point ne plus occuper le premier plan. Les timides pas recensés en cette direction sur Malpensa (2012), qui laissaient celui-là parfois un peu l’arrière-train entre deux sièges, se sont transformés en immenses enjambées vers des territoires qu’ils n’avaient jamais foulés.
Dès le morceau d’ouverture, Yellow Socks & Angst, cette voix étranglée et plaintive choque : est-ce bien de la gorge d’Henk Hofstede que jaillit ce timbre ? Plus de doute quand survient ce refrain et ce clavier qui martèlent, puis la douceur qui reprend provisoirement le dessus, mais le trio maintient ce niveau d’innovation et de fraîcheur durant les dix morceaux qui composent le disque.
Passé Flowershop Forget-Me-Not, le plus classique (on n’ose pas écrire le plus Nitsien) du lot, l’auditeur tombe dans un état où, comme lors d’une plongée dans l’obscurité, il faut prendre de nouveaux repères. Bienvenue dans un monde où une idée musicale peut être épuisée par répétition (Along A German River) ou non dupliquée s’il le faut, où la si subtile batterie de Rob Kloet (ici crédité des « prepared drumset and electronics ») peut se faire mécanique ou quasi-liquide, où Robert-Jan Stips abandonne souvent ses motifs de claviers étincelants et ses crescendi-decrescendi pour des touches impressionnistes, et où Henk le magnifique change sans cesse de ton, acerbe (Pockets of Rain), flou ou tendre.
On évolue ainsi d’une incantation aux atours de prière (Two Sisters, après Two Skaters sur In The Dutch Mountains en 1987 et Three Sisters sur Alankomaat, et un sample qui rappelle celui, mouvant et émouvant, d’Under A Canoe –Henk, 1986-) à un jazz languide (Breitner on a Kreidler). L’antithèse du middle of the road Da Da Da, leur unique ratage : tout se tient finalement. Radio Orange et son arythmie flottante sont peut-être les plus significatifs de cette optique, et fonctionnent superbement.
C’est comme si la formule mélodique des Nits avait été contractée, essentialisée, avant d’être malaxée puis, dans un mouvement inverse, distendue, dilatée et répandue un peu partout dans les notes jouées par les musiciens. Grâce à ce procédé, Angst trouve une cohérence que le groupe n’avait pas montrée depuis le livre d’images chatoyant de Giant Normal Dwarf et l’ascèse paradoxalement éblouissante de Ting (1992), leur référence dans la conscience collective.
Cette cohérence passe ici par une thématique d’ensemble, l’évocation des Pays-Bas sous l’occupation de l’Allemagne nazie, et la vie après la libération. Un concept qui n’est pas propice à la franche gaudriole, et les paroles comme le climat portent, plus que la marque de l’angoisse puisque telle est la traduction du mot Angst, celle d’une mélancolie fataliste. « We live a while… Then we die. Goodbye » (Flowershop), « We live in photographs. We live in memories. Until we fade away » (Breitner on a Kreidler). Le temps qui passe et presse, toujours. Les fondamentaux du groupe ne sont pas oubliés pour autant : l’humour (« No milk today I’m a cow with spleen » sur Cow With Spleen, en écho à Herman’s Hermits), l’artwork magnifiquement soigné comme d’habitude derrière ces boutons multicolores qui orne la pochette, la passion de l’Europe et de ses langues (Lits Jumeaux ou Zündapp Nach Oberheim succèdent à Nescio, Vah Hollanda Seni Seni ou Alankomaat dans la collection polyglotte du groupe). Et la fidélité à la même équipe d’enregistrement et de production depuis des lustres.
La magie opère donc à nouveau, mais il faudra aller la chercher un peu plus loin, plus profond, comme un filon aurifère qu’on n’aurait pas soupçonné sous les veines de charbon exploités depuis des années. Elle n’en est que plus durable. Ce nouveau minerai en poche, les Nits peuvent, du haut de leur imposante discographie, toiser fièrement la concurrence pop.
Nits – Angts
Paru le 15 septembre 2017