[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n cette rentrée littéraire d’hiver trône, sur les tables des librairies, un grand livre rouge qui fait couler beaucoup d’encre. Un livre aussi imposant qu’intrigant, à la couverture semée d’idéogrammes chinois et d’une branche de prunier en fleurs. Un livre qui raconte l’histoire d’une vie ou plutôt de deux, dans la Chine tourmentée du 20e siècle. Cette histoire, c’est la vôtre Rao Pingru, la vôtre et celle de votre épouse Meitang. L’histoire d’un couple de Chinois ordinaires et pourtant extraordinaires.
[mks_dropcap style= »letter » size= »65″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]omment parler de vous, jeune auteur de 95 ans, quand les plus grands journaux vous rendent hommage depuis des semaines ? Comment donner envie aux lecteurs de découvrir votre histoire sans répéter ce qui a déjà été dit maintes fois ? La vie nous réserve bien des surprises et je gage que vous ne vous attendiez pas à devenir, à l’âge où l’on pense avoir tout vécu, trop vécu même, une célébrité internationale en publiant ainsi vos mémoires.
Une autobiographie d’un nouveau genre, lit-on partout, initialement destinée à votre seule famille avant de devenir, par le plus grand des hasards, ce phénomène éditorial dans votre pays natal. Dans cette Chine qui vous a vu naître, grandir, aimer et souffrir, tellement. Vous, et des millions d’entre vous. Une autobiographie à votre image, ou à l’image de celui que je devine au fil des pages, des entretiens et des articles: un homme simple, drôle, sincère et tendre. Un homme résolument optimiste, plein d’envies et de projets encore aujourd’hui, qui continue à se réjouir d’un bol de nouilles, d’un coucher de soleil, d’un sourire d’enfant. Un homme rare, de ceux que j’aimerais rencontrer, dont la force et la soif de vivre donnent le vertige et forcent l’admiration.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]É[/mks_dropcap]tonnamment, lorsque l’on vous lit ou vous écoute, la pire souffrance de votre longue et tumultueuse vie semble être la perte de votre épouse, Meitang. C’était il y a près de dix ans. C’est d’elle que vous voulez parlez ici, avant toute chose. Ou plutôt, de votre vie à deux: ce « notre » recouvre en effet l’histoire du couple que vous avez formé pendant près de 60 ans. J’ai découvert avec émotion que vos prénoms réunis, Pingru et Meitang, signifiaient « la beauté d’une fleur de prunier au milieu de la paix de l’existence », quelle merveille! Vous étiez incontestablement destinés l’un à l’autre, aussi complémentaires et indissociables que le yin et le yang. Comme je vous envie d’avoir tant aimé et été aimé ! Quoi de plus beau et de plus rare en ce monde que l’Amour de toute une vie?
C’est donc de vous deux qu’il s’agit dans cet ouvrage inclassable de 350 pages qualifié de « mémoires graphiques » par votre éditeur Adrien Bosc, que l’on peut féliciter et remercier de vous avoir trouvé et amené jusqu’à nous. Des mémoires simples et tout en finesse, empreints de poésie et d’une grande puissance, qui me touchent en plein cœur. Mille anecdotes et souvenirs, de votre enfance dans les années 20 à la mort de Meitang en 2008, y dessinent peu à peu l’histoire de votre vie, intrinsèquement liée à l’Histoire tumultueuse de la Chine. C’est à la fois une magnifique histoire d’amour et un document rare et précieux sur l’histoire et les coutumes de votre pays, illustré par près de 300 dessins et calligraphies, aquarelles un peu naïves et colorées pleines de détails, de poésie et d’émotion. Une merveille. Un coup de maître.
« Se souvenir des belles choses » pourrait être le sous-titre de votre livre. Peut-être apprend-on avec le temps et l’expérience à ne garder que le meilleur d’une vie. A chérir les moments de grâce et à oublier les autres, aussi terribles soient-ils. C’est, à vrai dire, le sentiment qui m’a étreint tout au long de cette lecture. Vous êtes né en Chine en 1922 dans la capitale de la province du Jiangxi, qui s’est d’ailleurs distinguée par sa tradition révolutionnaire au début du siècle dernier. Est-ce fort de cela, fils de Nancheng, que vous avez survécu à la guerre et aux affres du régime communiste dans un 20e siècle tourmenté ?
Vous vous souvenez de tant de choses quand il me semble en avoir déjà tant oublié ! De votre enfance heureuse dans une Chine encore ancestrale. De la vie dans votre village natal, rythmée par les saisons et les célébrations. De la façon dont votre mère vous a appris à vous laver le visage. De la fête des lanternes et de la cérémonie de l’éveil. De mille détails et images que vous évoquez ou dessinez tour à tour comme s’ils dataient d’hier…
De votre rencontre avec Meitang, devenue une jolie jeune femme, que vous n’aviez pas revue depuis plusieurs années. Votre mariage fut arrangé par vos familles, très liées depuis votre enfance, selon la coutume alors en vigueur. Mais votre union fut heureuse et plus solide qu’un roc.
« Avant de la connaître, je n’avais peur ni de mourir, ni de partir loin de chez moi, et je ne me souciais pas du temps qui passe ; mais à présent, je m’inquiétais de l’avenir plus sérieusement que je ne l’avais jamais fait ».
Avant le mariage, il y eut la guerre et cette période, terrible, durant laquelle vous vous êtes engagé dans l’armée nationaliste pour défendre votre pays face aux Japonais. Cinq longues années dont l’évocation me bouleverse, au cours desquelles vous verrez mourir nombre des vôtres et penserez mourir aussi.
« Au milieu du feu des explosions, je me dis, serein : peut-être cet endroit sera-t-il mon tombeau ? Un ciel bleu, des nuages blancs, des montagnes luxuriantes, c’était un bel endroit pour mourir ».
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]ais la Vie avait d’autres projets pour vous, Rao Pingru, et vous reviendrez sain et sauf. Meitang vous attend et vous l’épouserez en 1948 lors d’une permission. Vous vous souvenez de vos premiers rendez-vous. De votre vie de jeunes mariés. De cette vie à deux, puis à trois, à quatre… Vous ouvrirez ensemble une petite fabrique de nouilles à Nancheng -qui ne tiendra hélas pas 6 mois. Rien d’étonnant, me dis-je en souriant, vous êtes un chantre des nourritures terrestres ! Vos souvenirs gastronomiques et recettes préférées jalonnent ainsi ce livre, le rendant encore plus attachant et singulier. Car la vie, pour vous, c’est cela aussi: savoir savourer tous les plaisirs, aussi minuscules soient-ils. Zongzi, yushenzhou, petits pains fourrés à la vapeur, raviolis poêlés, boulettes de viande, sont autant d’offrandes et de joies renouvelées, qui mettent l’eau à la bouche et la joie au cœur.
Vous partirez bientôt vivre à Shanghai, où vous finirez par atterrir dans une maison d’édition, sans vous douter qu’un jour, c’est vous que l’on éditerait. Et la vie suivra son cours, jusqu’à ce jour maudit de 1958, date du Grand Bond en avant lancé par Mao, où vous serez déporté dans l’Anhui afin d’y être « rectifié » dans un camp de travail. « Mauvaise origine de classe » : cruel destin, qui ne vous épargnera décidément rien. Meitang la fidèle, la loyale, refusera de divorcer comme le lui conseilleront vos employeurs. Votre internement durera plus de 20 ans, vingt longues années, durant lesquelles vous échangerez plus d’un millier de lettres avec votre épouse, puis avec vos enfants lorsqu’ils seront en âge d’écrire. Vous ne vivrez que pour les retrouver chaque année pendant quelques jours. Seule avec vos cinq enfants, Meitang, mère-courage, survivra à la misère en faisant mille petits boulots pour subvenir aux besoins de votre grande famille.
Vous parliez très peu du camp de travail et rééducation à vos proches avant d’écrire ce livre et même ici, son évocation reste très elliptique, anecdotique. Ni plaintes ni critiques : vous restez discret sur la politique de votre pays et sur ce que vous avez enduré tout au long de vos mémoires. Vous vous dites même « chanceux » d’avoir eu la vie que vous avez eue, « une femme et une famille à chérir », d’avoir survécu à la guerre et à la séparation. Et si j’ai du mal à ne pas me sentir moi-même révoltée contre Mao et les siens, je respecte votre silence. Sans doute y a-t-il un temps pour tout en cette vie. Un temps pour la révolte et un autre pour la paix du cœur.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]e retour à Shanghai en 1979, vous retrouverez votre épouse, vos enfants que vous n’aurez pas vraiment vu grandir et votre emploi. Libre enfin. Libres de vivre votre vie. Mais le temps passe, inéluctablement, et vous vieillissez vous aussi. Meitang souffre depuis longtemps d’une insuffisance rénale lourde et son état va, hélas, s’aggraver. Vous la soignerez chaque jour pendant des années, transformant votre salle de bain en salle de soins. Vous l’entourerez malgré le chagrin de la voir dépérir et, plus douloureux encore, perdre la raison. Vous l’accompagnerez jusqu’au bout en époux loyal, aimant et dévoué. Jusqu’en 2008, date où elle s’en ira rejoindre d’autres cieux, plus cléments je l’espère.
Ce livre, vibrant hommage à votre chère disparue vous a, dites-vous, « permis d’alléger un fardeau ». Celui de « la tristesse et de la culpabilité » que vous ressentiez « de l’avoir laissée avec toutes ces responsabilités d’élever nos enfants seule ». Une culpabilité qui ne devrait pourtant en aucun cas être la vôtre. Ni procès ni règlement de comptes ici néanmoins envers ceux qui ont détruit tant de vies et engendré tant de souffrances. Le propos n’est pas là pour vous : « les événements politiques sont seulement le contexte général de ma vie, pas quelque chose dont je peux me plaindre, ou que je peux critiquer ». Ce n’est qu’un cadre, un élément de l’histoire. Sans doute n’a-t-on plus la force de dire après avoir passé la moitié de son existence à se battre pour survivre. Et peut-être est-il plus sage de laisser le passé au passé puisqu’il est, de toute façon, immuable. D’enterrer ses morts et de laisser disparaître ses fantômes pour savourer au mieux l’instant présent et apprécier ce que l’on a, comme vous avez toujours tenté de le faire…
[mks_dropcap style= »letter » size= »65″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n cette rentrée d’hiver trône donc, sur les tables des librairies, un livre à la couverture rouge, symbole de « joie et de puissance des sentiments » en Chine. Un livre rare et précieux qui a ce qu’on appelle « une âme ». Un grand livre rouge qui renferme des moments de grâce, de joie, de désespoir et de chagrin qui, mis bout à bout, tissent une vie, ou plutôt deux. Une vie à deux incroyable et fascinante, la vôtre et celle de Meitang, héros ordinaires de la Chine du siècle dernier. Une vie que vous contez merveilleusement, maniant l’encre et l’aquarelle -que vous avez apprise à la retraite- comme personne, à 90 ans bien sonnés. Qui l’eut cru ? Certainement pas vous ! Vous voilà aujourd’hui peintre et auteur, livrant vos mémoires aux lecteurs du monde entier dans ce style bien à vous qui les rend tellement singuliers et attachants.
Le voilà, ce texte qui dépoussière et secoue la rentrée littéraire de janvier 2017, ce pavé dans la mare des livre que j’aurais aimé pouvoir porter. La voilà, votre douce revanche sur une existence qui ne vous a laissé que peu de répit mais n’est jamais parvenue à vous briser. Vous n’avez rédigé ce livre ni pour l’argent, ni pour la gloire, mais simplement pour votre famille. Pour que la mémoire vive. Il semble que le ciel ait, enfin, décidé de saluer votre courage et votre amour de la vie, Rao Pingru, en vous mettant ainsi à l’honneur… Après l’enterrement de votre bien-aimée, vous avez écrit un poème qui se termine par : « dans une vie meilleure, j’espère que nous serons réunis ». Je vous le souhaite du fond du cœur.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]ant de questions et d’émotions contradictoires m’assaillent au fil de ma lecture ! Comment parvient-on à surmonter autant d’épreuves et de chagrins ? Où puisez-vous cette force, cette inébranlable foi en la vie que je vous envie tant et qui me bouleverse ? Je ne sais. Mais je vous remercie de partager ainsi « votre » histoire avec nous. Merci pour ce livre qui éclaire la grisaille de l’hiver. Pour ce témoignage sensible, rare et précieux d’une existence qui fut tout sauf un long fleuve tranquille mais qui fut, et que vous chérissez. Pour tous ces « petits riens qui laissent sans raison particulière une profonde empreinte dans le cœur de gens ordinaires comme nous, devenant avec le temps des souvenirs d’une valeur inestimable ». Pour cette leçon de courage qui me fait me sentir toute petite et m’invite à regarder la vie autrement. Pour ce chant d’amour et d’espoir que vous offrez au monde, ce monde de bruit et de fureur que vous avez vaincu en l’aimant malgré tout. Merci pour ce grand livre rouge, somptueux hymne à la Vie, qui s’oppose magnifiquement dans mon esprit à un certain petit livre rouge de mort.
Tel le roseau de la fable qui plie mais ne rompt jamais malgré les tempêtes, vous êtes, Rao Pingru, un grand petit homme, et je vous souhaite de savourer la vie et les zongzi encore très longtemps…
« Souvent je me sens comme Pinocchio, parce qu’en chinois, il y a une expression qui parle d’un homme de bois. C’est quelqu’un qui rêve. Ma femme m’appelait souvent comme ça pour se moquer de moi. Je suis comme Pinocchio qui voit son rêve devenir réalité »…
Notre Histoire de Rao Pingru, remarquablement traduit du chinois par François Dubois, éditions du Seuil.
Crédit photo : Rao Pingru, éditions du Seuil.