Un père et son fils se promènent dans la nature. Le père voit un lapin, lui court après, mais celui-ci s’échappe. Le père revient bredouille, l’enfant fond en larmes. Les trois planches qui ouvrent cette grosse bande dessinée (quasiment 400 pages) ont presque été oubliées trois cent pages plus tard. Elles nous ont échappé, comme le lapin.
Depuis, il s’en est passé des choses. Nous avons suivi Javi, un ado qui arrête les cours pour un business de petite frappe, il se fait payer pour casser des gueules, récupérer un portable volé ou foutre la trouille à un type. En secret, Javi se rêve pianiste. Il y a Jorge aussi, dont nous observons en parallèle le trajet. Un homme mystérieux, qui arrive en ville, prend une chambre d’hôtel et se trouve un boulot à la scierie du coin.
D’où vient-il ? Que veut-il ? Lui aussi se maintient en vie par une passion secrète, la sculpture. Et cet homme qui se perd dans la campagne, se fait accueillir par un paysan veuf, et fini par vivre chez celui-ci et travailler pour lui, quel rapport avec les deux autres personnages ? Sans oublier ces femmes qui gravitent autour de nos hommes abimés. La mère de Javi, désespérée, ne voulant pas quitter sa maison destinée à être rasée pour qu’un centre commercial soit construit dessus. Ana, la propriétaire de l’hôtel où crèche Jorge, asphyxiée par son père grabataire dont elle doit s’occuper, aimerait bien un peu de tendresse, pourquoi pas de la part de cet étrange client qui semble avoir pris une chambre à durée indéterminée.
Une réelle intrigue débute lorsque Jorge se fait taguer sa voiture du mot « Lâche », mot qu’il retrouvera glissé à plusieurs reprises sous la porte de l’hôtel qu’il habite. Quels secrets peut bien cacher cet homme discret, taciturne, qui ne semble pas entretenir d’animosité particulière avec quiconque ?
Nadar, jeune auteur espagnol dont c’est le premier livre, ne nous donne pas d’indication précise de lieu, de temporalité. Nous supposons être en Espagne, dans une ville de taille moyenne, de nos jours. Chaque personnage est paumé, en galère, désorienté et à la recherche d’un sens à son existence. Ces récits alternent gracieusement, par ellipses élégantes (disparition des bords de case, un fondu enchaîné en quelque sorte). Les pages de chapitre sont introduites pas le dessin d’un piano qui est en chute libre et qui finira par s’écraser et partir en lambeaux, à l’image de nos personnages qui semblent dépérir de page en page. Nadar traite chacun de ses personnages avec la même attention, la même distance courtoise, n’appuyant le trait ni sur l’un ni sur l’autre, laissant libre le lecteur de s’identifier ou de compatir avec tel ou tel protagoniste désœuvré.
Le noir et blanc est lumineux, le dessin fluide, parfois dansant. On parcourt ces récits sans vraiment savoir à quoi s’attendre, épaté par l’aisance avec laquelle l’auteur nous parle du quotidien, des petites choses et misères individuelles, amours maladroites, filiations hasardeuses, amitiés bancales… Et lorsqu’on ne s’y attend plus, Nadar, en grand couturier, assemble tous ces récits sous nos yeux, sans que l’on s’en rende compte, concoctant un magnifique dénouement, d’une grande justesse. Le lecteur ne peut être qu’ébahi devant ce talent narratif, l’auteur faisant sortir du chapeau le lapin disparu. Chapeau !
Nadar, Papier froissé, traduit de l’espagnol par Charlotte Le Guen, Futuropolis, 2015.