[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a façon dont les livres croisent notre route est, en fait, toujours assez étrange. Moi qui ne crois ni au hasard ni au destin, mais davantage à une alchimie d’énergies qui nous invite à ouvrir une fenêtre dans nos vies, c’est au cours d’une discussion avec mon père dans laquelle nous échangions sur nos dernières lectures, et au milieu d’une dizaine d’autres œuvres que ma curiosité a fait émerger ce Paradis Amer.
C’est un livre rare, plutôt méconnu a priori du grand public, où l’on apprend dans la courte mais précieuse préface que son auteur Tatamkhulu Afrika avait 82 ans en 2002, lorsque son roman fut publié au Royaume-Uni. Il mourut deux semaines plus tard. Homme à la vie remarquable, né d’un père égyptien et d’une mère turque en 1920, il connut une vie riche et tourmentée. Il arrive jeune enfant en Afrique du Sud, et se retrouve orphelin très tôt, puis est envoyé combattre pour l’Afrique du Sud dans la campagne d’Afrique du Nord durant la Seconde Guerre Mondiale. Capturé en Libye, il fut détenu dans des camps de prisonniers en Italie et en Allemagne pendant la durée de la guerre, et cette expérience dont le souvenir demeure si vivace qu’elle deviendra le fondement de Paradis amer, écrit près d’un demi-siècle plus tard. De retour dans son pays d’adoption, Tata de son surnom devient fervent militant anti-apartheid, et se retrouve enfermé pendant onze ans dans la même prison que Nelson Mandela.
En quelques pages, le décor est planté, un vieil homme, Tom Smith, reçoit un colis et deux lettres, et très vite nous repartons avec lui dans ce passé encore si présent, c’était pendant la Seconde Guerre Mondiale.
“Quel sens peuvent conserver une guerre qui aujourd’hui est devenue, comme toutes les autres, un simple pétard mouillé, et un amour dont l’étrangeté devrait rester ensevelie là où elle gît?”
Un livre d’une puissance émotionnelle rare, qui marque son empreinte en vous de façon indélébile. Un livre qui vous secoue de tout votre être, et vous fait dresser les cheveux sur la tête, de froid et d’effroi. Un de ces livres qui “prennent aux tripes” comme disait Hubert Selby Jr, un de mes auteurs préférés. Parfois glaçant dans les descriptions littérales de scènes auxquelles il a assisté, parfois d’une poésie sèche et animale, comme les corps agglutinés dans les camps, la voix de notre anti-héros crépusculaire nous explique avec ténacité et rage comment il a survécu à la guerre.
Ce n’est pas pour autant un livre sur la guerre. Ou alors sur l’envers du décor habituellement raconté. Pour survivre, il n’y a qu’une chose qui s’élève au-dessus de tout, en tout temps, en tout lieu, c’est l’amour, la chaleur d’un corps, la chaleur d’un regard, la chaleur de l’Autre. Ce n’est pas non plus un livre sur l’amour. Ce n’est pas le récit d’une histoire d’amour entre deux hommes, le réduire à cela serait n’avoir rien compris au propos de son auteur. C’est davantage que cela, c’est le sens même que nous donnons à nos vies. C’est un livre qui transpire d’amour, et l’on retrouve parfois la fièvre de l’écriture de Jean Genet. On sent là à quel point il fallait à l’auteur sortir cette histoire de lui pour la donner au monde. Je ne vous cache pas que j’ai eu plusieurs fois les larmes aux yeux devant la beauté qui fleurit au milieu du chaos. Les gestes, les regards, les attentions d’un homme à un autre, et réciproquement, ce qui leur permet de tenir bon.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a des livres qui s’avalent d’un trait et qu’on oublie ; et puis il y a des livres comme Paradis amer qui vous laissent pantois quand on les a finis. Si le jet rappelle le souffle du thriller, la grande force qui en fait un livre essentiel, c’est qu’au-delà de la petite histoire et de ce qui aurait pu n’être qu’anecdotique, il rappelle l’universel, les fondements même de notre existence. Et la force du propos continue de vibrer en nous pour, si ce n’est changer la vision que nous avions du monde et des hommes, nous permettre de mieux accepter certaines choses, de les remettre en perspective, de voir autrement par le point de vue fort d’un autre homme, magie de la fiction qui naît du réel, toujours. Très vite, en tant que lecteur, on a envie de le partager, vecteur d’un étendard nécessaire, car quel est le sens de l’existence de ce livre sinon d’en ressentir son vibrant écho en le faisant résonner par la mémoire de ses soldats, de tous bords confondus, effrayés et perdus dans ces guerres absurdes ?
Un livre inattendu à (re)lire de toute urgence, surtout en ce mois de janvier 2017, où des citoyens qui viennent en aide à des réfugiés politiques sont inquiétés par la Justice… Plus que jamais, le monde a besoin d’Amour. Plus que jamais, l’Homme a besoin d’exprimer son Amour pour l’Autre. Un livre d’une fulgurance inouïe, qui rentre à mon sens directement dans le panthéon des œuvres littéraires classiques essentielles.
Extrait choisi:
“Sentant que l’aube approche, j’ouvre les yeux, réveillé par le froid qui s’intensifie. La lune décroissante est sur le point de se coucher derrière la colline, sa lumière m’éblouit, un rêve glissant sur moi comme de l’eau sur une peau. À quelques pas de là, un Rital monte la garde, le canon de son fusil dressé derrière son dos comme si sa colonne vertébrale dépassait, sa silhouette sombre et immobile, tel l’un des poteaux de l’enclos. Durant quelques instants, je suis de retour dans le désert, Douglas à côté de moi, à la place de Danny, et l’aube du deuxième jour de notre humiliation se lèvera dans quelques heures. Une chèvre bêle comme si elle avait rêvé, mais les dormeurs autour de nous sont aussi immobiles que des cadavres après un massacre, et pour la première fois depuis notre arrivée dans le camp, j’entends le cliquètement des roues d’un train, au moment où il traverse la petite gare, où il y a un an, on nous a fait descendre des camions avant de nous mener comme un troupeau, en une longue marche désordonnée, jusqu’au camp.
Je crois n’avoir jamais entendu de bruit plus mélancolique, aucun son qui rappelle de manière si éloquente notre absolu bannissement d’un monde qui s’éloigne de plus en plus, comme le rêve s’éloigne de mon esprit. Chaque jour paraît de plus en plus irréel et mythique et notre paradis amer semble notre seul ancrage sous le soleil. Désespéré, je m’agite, me bats contre la couverture qui m’emprisonne soudain. Danny change de côté, tourné vers moi à présent, toujours endormi, un bras sur ma poitrine, son souffle léger sur ma joue ne sentant que l’odeur de son haleine, un genou posé sur ma cuisse. Son corps pèse sur mon bras étendu tout droit entre nous, la paume de ma main tournée vers le ciel.”
Paradis Amer de Tatamkhulu Afrika – Éditions Presses de la Cité – 2015 pour la traduction française de Georges-Michel SAROTTE