[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]atti Smith, chanteuse et musicienne rock, mais aussi poète, peintre et photographe, étoile solaire et solitaire, nous livre son regard sur le monde avec une oeuvre mélancolique et puissante : M Train.
De Patti Smith je connaissais ses plus grands succès comme Because The Night co-écrit avec Bruce Springsteen (1978) et People Have The Power (1988). Autant dire que je ne connaissais rien d’elle ou presque. Elle déboule véritablement dans ma vie il y a une poignée d’années où je commence à découvrir ses premiers albums Horses (1975), Radio Ethiopia (1976), Easter (1978) et Wave (1979), ou encore Dream Of Life (1988) et, surtout, son livre Just Kids (2010). Je l’ai lu pour ma part en 2012 et il m’a littéralement arraché des larmes : je crois que c’était la première fois qu’un auteur me faisait pleurer, à tel point que parfois je posais mon exemplaire de poche pour le reprendre un peu plus tard. Passionnant récit autobiographique de sa rencontre avec Robert Mapplethorpe – étoile filante fulgurante qui a changé le regard sur la Photographie – Patti Smith revisitait son enfance, les premiers moments difficiles de sa toute jeune vie d’adulte et ses aventures ordinaires devenues extraordinaires autour du Chelsea Hotel à New-York où elle croisa le Velvet Underground (Horses son premier album est produit par John Cale), Janis Joplin et tant d’autres. Patti Smith traverse cette époque devenue culte en accueillant chaque jour comme une promesse et vivant chaque rencontre comme un don de la vie. Just Kids est un document riche sur le contexte de création de ces années-là. Le livre a connu et connaît toujours un grand succès, il fait partie désormais du panthéon des œuvres cultes.
Jesus died for somebody’s sins but not mine.
(Jésus est mort pour les péchés de quelqu’un… mais pas les miens)
Gloria – 1975
Dans M Train, son nouveau livre sorti en juin dernier, Patti Smith nous parle de sa vie à New-York et de ses déambulations entre son appartement et le café du coin où elle aime se rendre chaque matin à la même table pour écrire, rêvasser ou se perdre dans ses pensées. Elle y commence ce livre, disant son envie d’écrire sur «rien». C’est très difficile comme elle le dit, d’écrire sur rien. Ce rien, ce peut être ses petites habitudes entre ce rendez-vous quotidien matinal, ses chats, les lieux qu’elle affectionne et qu’elle aime redécouvrir, les cimetières qu’elle visite pour se recueillir sur les tombes d’artistes chers à son cœur et qu’elle prend systématiquement en photo. Ou encore la description d’objets ayant appartenu à ceux qui l’ont inspirés. Et toujours, en filigrane, l’évocation pudique de sa solitude retrouvée mais subie suite à la disparition de son mari Fred Sonic en 1994. Le point de départ du livre est un peu tout cela à la fois. Nous entrons dans l’intime de ce qui l’émeut ou la touche par des chapitres épars de sa vie, mêlant le passé et le présent, questionnant notre rapport au temps et ce que l’on en fait. Elle nous livre son quotidien, et nous renvoie sans le vouloir, au nôtre. Que faisons-nous de notre vie ? Sommes-nous là où on voulait être quelques années plus tôt ? Avons-nous réalisés nos rêves ? Sommes-nous tout simplement heureux ?
Patti Smith aborde l’écriture comme un échappatoire, pour fuir ce présent où la perte de Fred est insupportable. Elle parle de sa vie sans lui sans s’y appesantir, préférant plutôt exprimer sa passion pour les séries policières qu’elle dévore jusque tard dans la nuit. Elle prend le temps de prendre la pulsation de la vie pour remplir le vide qui s’est fait autour d’elle subitement. Son regard, sorte de relecture de sa vie, se pose sur telle chose ou tel moment. Et puis il y a les souvenirs forts vécus avec Fred, les fulgurances de leur vie, leur première virée en voiture, libres et passionnés, leur maison avec la chute de leur arbre un soir d’orage. Ils s’aiment avec trois fois rien, vivent la nuit, se suffisent de peu et auront deux enfants, Jackson (1980) et Jesse Paris (1987).
Elle se maintient dans certaines habitudes, pour ne pas perdre pied, pour ne pas sombrer, on le sent à chaque page que l’écriture l’a sauvé d’elle-même. Elle parle alors des êtres lumineux qu’elle a rencontré, des amis qui l’accompagnent dans sa vie actuelle, de ses chats, et de ces chiens rencontrés sur la route ou une plage, et avec qui elle sympathise comme avec les hommes. Patti Smith est presque animiste dans son rapport aux êtres, aux végétaux ou aux minéraux, elle aime se raconter des histoires, en raconter aux autres, rendre la vie douce et poétique. Elle collectionne les photos, écrit sur des bouts de nappes qui deviendront parfois illisibles, sur sa table, dans son café. La photo de couverture du livre vient d’ailleurs d’un moment clef avec ce lieu, un grand moment d’émotion dans sa vie. Vous découvrirez pourquoi…
À chaque page, Patti Smith parvient à faire surgir l’émotion de ce qui l’étreint, c’est un livre vraiment touchant pour qui se laisse porter avec elle. Et puis il y a aussi les folies, comme celle d’acheter cette baraque en bois à moitié démolie avec son jardin en friche ou ses coups de cœur pour les pierres glanées sur un chemin ou une montagne qu’elle met dans ses poches. Patti Smith écrit sur rien et c’est bouleversant. Ce n’est pas facile d’écrire sur rien. Ces petits riens qui font la vie. Ces tasses de café qu’on partage avec d’autres. Ces moments fugaces qu’on cueille avidement car on sait qu’ils sont éphémères. Et le vide, le manque de l’être aimé.
Comment écrit-on l’indicible ? L’écriture peut-elle remplir ce vide laissé vacant ? Pour un temps oui, peut-être. Le temps du deuil, mais qui ne se referme jamais totalement. Elle nous parle d’elle, du fait de vieillir – une chance au fond que n’ont pas eue ceux partis trop tôt – et de la difficulté à voir partir ceux qu’on aime. Et surtout cette impression tenace que ses 20 ans étaient hier. Qu’avons-nous fait de ces années ? Et nous, que ferons-nous dans les prochaines ? Menons-nous la vie que nous voulons réellement ?
Patti Smith qui se voyait comme une figurante dans les années 70 saura raconter ces années-là mieux que personne avec Just Kids, et si M Train en est le prolongement plus mélancolique sur sa vie, mais avec beaucoup de tendresse et d’humour, il n’en demeure pas moins un livre aussi sur l’état du monde. Il peut paraître au premier abord moins ambitieux mais parler de rien relève d’une audace plus nécessaire peut-être. J’ajouterais sur le terme de figurante qu’elle est Ô combien précieuse si ce doit être cet adjectif qui doit la définir. Je pense qu’elle est tout sauf ça. En fait, cette position d’observatrice qu’elle a eu sur le monde et qu’elle continue de porter, lui faisait sentir que son rôle était d’un autre ordre. Elle est celle justement qui raconte, qui éclaire par sa mémoire ceux qui ne sont plus. Patti Smith est devenue culte de son vivant, telle une grande prêtresse fervente humaniste et bienveillante, disciple de Mère Nature et poétesse qui chante le monde, sa beauté, ses souffrances, et qui dénonce les injustices, en prenant des positions politiques très fortes, toujours. Par l’anecdote qui devient poésie, elle touche à l’universel. Sans oublier la magie. Et l’amour, beaucoup d’amour.
L’amour dont le monde a tellement besoin : lors de ses concerts, elle en donne beaucoup à son public. Je me souviens par exemple de ce soir du 17 juillet 2013 au Arènes de Nîmes où, telle une chamane, elle nous invitait à lâcher prise et où la foule reprenait avec elle les hurlements du loup. Nous ne faisions plus qu’un, en transe. Patti Smith, être libre et magnifique, invite à vivre, ressentir, respecter, partager et ce M Train est un beau cadeau qu’elle nous fait.
« Nous désirons des choses que nous ne pouvons pas avoir. Nous cherchons à retrouver tel moment, tel son, telle sensation. Je veux entendre la voix de ma mère. Je veux revoir mes enfants quand ils étaient enfants. Petites mains, petits pas rapides. Tout change. Le garçon à grandi, le père est mort, la fille est plus grande que moi, elle pleure après un mauvais rêve. De grâce, restez pour l’éternité, dis-je à ceux que je connais. Ne vous en allez pas. Ne grandissez pas. »
M Train de Patti Smith, Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 2016 Éditions Gallimard