Six notes. La seconde en suspend. La sixième étouffée. Se répétant indéfiniment sur un crescendo, une batterie la suit, puis une note de guitare continue.
C’est ainsi que débute le premier album solo de Polly Jean Harvey (après deux albums dans le trio PJ Harvey, c’est simple et compliqué à la fois). Traverser le désert et renier Dieu pour apporter son amour, voilà de quoi est capable cette femme, qui retient ses guitares jusqu’au bout de la chanson-titre et l’achève en douceur avec un orgue.
Puis la tension explose sur le morceau suivant : Meet Ze Monsta.
Après un tel périple pour apporter son amour, la violence de sonorités industrielles accompagnent la description de la fin de sa quête. Elle rencontre enfin l’objet de sa quête. Et la rencontre est violente. Sexuelle.
What a monster, What a night,
What a lover, What a fight
En deux phrases et sur une musique épousant les cahots d’une étreinte fougueuse et bestiale, la chanteuse exprime son désir charnel. La chanson s’achève sur un râle et un sifflet qui sonne la fin du match.
La batterie se met en route, la basse roule, puissante. Quelques sons inquiétants. Working for the man. Circulez, y’a rien à voir, elle travaille pour l’homme, vouée au Dieu de métal, Dieu du piston, elle trouve l’amour le soir. On ne sait pas qui elle est. La maman ou la putain ? Mais tout va bien, y’a rien à voir, elle est juste en train de travailler pour l’homme, trouvant la force de continuer dans le tout puissant. Paroles cryptiques.
Puis vient l’heure de la prière, auprès de Billy, son seul et unique amour, celui de l’insouciance, dont elle enfanta. Chanson classique dans le répertoire de la chanteuse.
Le son d’une cloche, comme celle d’un élevage de moutons ou de vaches… Teclo commence, en douceur. Si C’mon Billy est une prière pour partir ailleurs, retrouver un amour de jeunesse, avec l’espoir qu’il revienne un jour, Teclo en est son contrepoint. Le désespoir s’empare de la chanteuse qui devient plaintive. Comme une litanie désespérée, une nouvelle prière pour pouvoir échapper à son destin, ne serait-ce qu’un instant.
Retour soudain des sonorités industrielles et de la colère. Long Snake Moan, ou, la nuit, le pouvoir de la femme sur l’homme qui l’asservi le jour. On se retrouve à nouveau dans le lit de la chanteuse, et c’est elle qui mène la danse avec son amant. Elle le possède, elle rugit. Elle l’ensorcelle, il gémit.
Une fois de plus la musique est animale et suit les méandres des relations charnelles. Au moment où elle annonce les rugissements et gémissements vient l’accalmie où elle explique à son amant que dans ses rêves, il se noie. La chanson s’intensifie. Et s’achève sur les injonctions de PJ Harvey : « Moan ! » C’est elle qui décide de quand, où et comment aura lieu l’extase, par ses mots, et sa musique.
Retour de la basse épaisse avec Down by the water. A nouveau les paroles sont cryptiques. Perte de l’innocence, de la virginité, viol ? Celle qui était une petite fille aux yeux bleus, qui avait tant d’importance pour moi, qui disait « plus jamais ça », sous un pont, est devenue une pute aux yeux bleus. Comme si c’était sa fille, elle a dû la (se ?) prendre en main, et la ramener chez elle. Maracas et percussions, la chanson s’achève comme une ritournelle inquiétante qui deviendra un des motifs préférés des fans de la chanteuse :
Big fish, little fish swimming in the water, comme back here man and gimme my daughter
Peut-on redevenir une fillette, pure et innocente, une fois ce douloureux moment passé ?
Vient le moment le plus bluesy de l’album, dans sa forme la plus classique. Guitare sèche, batterie feutrée. I think I’m a mother. Une fois de plus le doute. La femme bafouée, qui se demande si elle est une mère. Comme dans Down by the water, la distanciation.
« You lover, my lover
You just roll me over
You give me a mother
A man if I love her
I love her, I’ll keep her
I better just keep her »
Parle-t-elle d’elle-même ? Est-elle cette mère qu’elle doit garder et préserver, alors qu’elle se fait retourner par son amant ? La folie semble poindre.
Puis vient le moment de la séparation. L’homme part à travers le désert. Est-ce celui qu’elle a dû traverser pour retrouver son amour ? La femme chante alors sa dernière prière : Send His Love To Me. Envoie-moi son amour, seigneur, dit-elle, elle qui a dû apporter son amour par elle-même attend un signe dans cette maison désertique, où elle se retrouve seule, éplorée et emprisonnée dans cet amour. Elle dépérit dans l’attente d’un signe.
Et ce signe viendra avec The Dancer. Il vient nimbé de lumière, habillé en noir, portant une croix sur laquelle le nom de la chanteuse est écrit. Son amour survivra jusqu’à la fin des temps, dit-elle. Mais cette dernière chanson est sa dernière prière, où elle demande au Seigneur d’apporter la paix à son coeur noir et vide. Et c’est le Danseur qu’il lui apportera, sur des notes d’orgue, dans un chant désespéré.
To Bring You My Love est le récit d’un amour désespéré, d’une femme forte et fragile, victime et bourreau, qui se consume d’amour pour un homme qui la délaisse jusqu’à ce qu’elle y trouve la mort.
Inaltérable et inclassable, ce disque est un classique intemporel, à écouter, et réécouter, à jamais.