Rébétissa est un livre qui serre le cœur. On le referme non apaisé, mais marqué par la musique qu’on aurait aimé entendre, par les mains d’artistes que l’on voit brisées et par la dignité d’esprits obstinés. Seize ans après Rébétiko, dont il est la suite, cet opus confirme que David Prudhomme est un poète de la résistance plus qu’un simple narrateur.

L’amour de la musique, de la langue et de la culture apparaissent ici clairement comme autant de choses que l’on croit acquises et qui apparaissent comme un luxe lorsqu’elles sont menacées. Comme dans le premier tome, l’intrigue se situe à Athènes en 1936, sous la dictature de Metaxas. Les populations défavorisées y sont réprimées et le rébétiko, sorte de blues grec à base de bouzouki, devient le symbole de la contestation. Refuser de plier devant la censure, même quand tout incite à se taire ou à vendre son art, voilà donc le cœur de Rébétissa. Et cette résistance, dans sa chair, dans ses cordes vocales et dans les planches qui vibrent, c’est ce qui élève cette BD au rang d’œuvre majeure.


La singularité de Rébétissa réside dans ce mélange rare de beauté esthétique, de gravité politique et d’émotion pure. Ceux qui aiment Rébétiko y retrouveront l’âme des personnages mais aussi de nombreuses surprises. La lumière change, le dilemme moral s’épaissit et l’accent est mis sur les femmes. Ceux qui ne connaissent pas Rébétiko pourront toutefois entrer dans Rébétissa sans se sentir perdus.
Au-delà de la bande dessinée, Rébétissa constitue une sorte de préservation du capital culturel. La bande dessinée rappelle que la culture populaire (la musique, les chansons, le chant des oubliés) est un trésor fragile. Mais également que la censure et la dictature peuvent se propager très rapidement aux quatre coins du monde de manière insidieuse. La bonne nouvelle ? C’est que la passion, la mémoire, la musique et le dessin sont autant d’armes de résistance.


Il est difficile de traduire à quel point David Prudhomme parvient, avec son trait expressif, ses couleurs et même la typographie utilisée, à retranscrire une ambiance que l’on n’a aucun mal à situer dans une époque ou un lieu. Ce récit pourrait avoir été écrit il y a trente ans ou dans cinquante, il est tout simplement intemporel. Car la lutte menée par ses personnages est (malheureusement) aussi vieille que l’humanité puisqu’il s’agit pour ceux qui sont réprimés de survivre et de garder leur honneur, deux notions qui vont d’ailleurs souvent de pair.
Dans la production récente, peu d’albums de bande dessinée parviennent à se hisser au niveau de Rébétissa. L’urgence morale et le somptueux cadre esthétique ont peu d’équivalence. On entendrait presque les bouzoukis en même temps que notre cœur se serre face aux injustices qu’affronte Bèba. Et longtemps après la dernière note jouée, longtemps après la dernière case parcourue, cette bande dessinée continuera à vibrer dans notre corps.



