[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#08451C »]D[/mks_dropcap]epuis l’année dernière où Grande-Garabagne m’est tombé dessus sans crier gare, j’attends. J’attends la sortie de l’album de son auteur, Boyarin. Depuis un an je me demande qui se cache derrière cette chanson à l’onirisme bouleversant. Qui a pu mettre ainsi en musique un univers que nos rêves n’arrivaient même plus à atteindre, une bulle réconfortante où tout est encore possible, où le beau se révèle ?…
Bref, vous m’aurez comprise, la musique de Boyarin m’a bouleversée et il me fallait aller à sa rencontre. La distance faisant, notre entretien s’est réalisé à travers des messages écrits. Laissant à Bastien Boyarin la possibilité de prendre la plume et d’exprimer donc au mieux ce qu’il souhaitait dire (ou ne pas dire) sur cette musique venue d’un ailleurs subtil, délicat et terriblement addictif.
Lilie Del Sol : Qui est Boyarin ?
Bastien Boyarin : La plupart des interlocuteurs identifie Boyarin à une seule personne. Si l’on s’en tient aux crédits du disque, Boyarin se réfère au moins à deux personnes, celle qui compose, et celle qui interprète la plupart des voix des morceaux.
L : Comment cet album a-t-il été composé ?
B. B. : Peu à peu, par petites touches. Concrètement, un morceau passe souvent d’abord par la guitare, puis par l’ordinateur, et/ou par le clavier, il subit le plus souvent beaucoup de transformations de l’origine à la fin. Pas vraiment pour le plaisir des transformations et des sophistications : ayant beaucoup de mal à me trouver satisfait d’une idée de chanson, je peux, souvent, faire difficilement autrement que de la pousser dans le maximum de retranchements possibles pour tenter de comprendre sa forme cachée, sa loi propre. J’ai compté jusqu’à quatorze versions différentes pour un morceau. Et, au final l’opération la plus compliquée n’est pas tant d’écrire que de choisir et de retrancher. Et parfois assumer de ne pas choisir, ce qui peut expliquer ce sentiment que certains morceaux sont faits de couches différentes qui s’entremêlent…
Si l’album a aussi été composé, je crois, sans règles esthétiques et sans contraintes, à un moment il y a quand même eu un guide : le choix, l’ordre et le nom des morceaux. J’ai eu l’idée du tracklisting avant d’avoir vraiment fini d’écrire les morceaux, mais il m’a permis de sélectionner ceux qui seraient voués à fonctionner ensemble pour cet album, et cela m’a donné une piste pour l’écriture elle-même. De même, j’ai trouvé les photos qui illustrent l’album très tôt, dès les premières maquettes, et elles ont dû infuser sur le contenu. Bref, j’avais, en gros, le recto et le verso de la pochette bien avant d’avoir finalisé le contenu.
L : Quel est le « message » de ta musique ?
Parce que moi j’en vois beaucoup mais peut être me trompe-je...
B. B. : Que cette musique soit apte à créer du sens chez ceux qui la reçoivent, j’en suis terriblement heureux. Cela dit, je n’ai pas d’intention particulière, consciente, volontariste, de faire passer quelque message que ce soit. De manière générale la musique peut être emplie d’idées mais ce sont des idées musicales (le mot d’« idées » est lui-même un peu fort), non transposables vraiment à d’autre plan. La musique me laisse idiot, et c’est pour cela qu’elle est fascinante : elle laisse fasciné, éberlué, ahuri. Je ne peux pas dire qu’elle m’invite à formuler des intentions, à penser de manière ou réfléchir de manière très construite. Il s’y passe immensément plus de choses que ce je que je pourrais y concevoir. Pourquoi, ainsi, cela finit toujours par ressembler à de petites symphonies amateures pas très propres et brinquebalantes, plutôt que des choses plus concentrées, plus directes ? Je n’ai pas vraiment de réponses.
Évidemment, il y a dans ce sentiment beaucoup de fictions, on part toujours de sa mémoire, partielle, limitée, spécifique, pour bricoler ce qui reste des petites chansons. On part aussi des outils à disposition et de son petit savoir-faire, dont on a hélas du mal à se débarrasser… Mais je préfère rester dans cette fiction de l’absence d’idées directrices, pour que fabriquer ces petites choses relève davantage du domaine de la découverte sans guide, de la surprise faite à soi-même.
Cela dit, si l’on devait y voir une quelconque sorte de « message » (mais ce mot reste embarrassant), je serais content que vous receviez une sorte d’optimisme ou de confiance dans la capacité de la musique à créer des fantasmes, des imaginaires, des formes, et dans la dignité de tout type de matériaux (vrais instruments, faux instruments, voix fortes ou voix faibles), de tous types d’harmonies, à servir ce type de créatures. Ce n’est pas original et cela ne prétend aucunement l’être, mais cela me paraît assez honnête.
L : L’univers scénique de Boyarin se déploiera de quelle manière ?
Comment « mettre en scène » un univers aussi délicat et « surréaliste » ?
B. B. : C’est une question épineuse. Nous avons déjà expérimenté quelques concerts, confidentiels. Pour l’instant la formation est réduite, ce qui conduit à faire plusieurs pas de côté par rapport au disque. Ainsi il y a quelques sons électroniques, une guitare, un clavier, mais aussi une flûte et une clarinette. On a essayé de « réduire » les arrangements et les structures des morceaux pour cette petite formation qui met en avant le chant des instruments à vents (et des voix bien entendu). Les musiciens qui participent à cette version scénique sont des personnes de talents en plus d’être incroyablement sympathiques et bienveillantes, ce qui non seulement est très agréable, mais aussi crucial pour ne pas avoir l’impression de se moquer du public. Je ne me considère pas moi-même comme un musicien vraiment à la hauteur pour la scène… Un entourage de personnes talentueuses est requis, pour me laisser la possibilité d’être à l’arrière-plan !
Cela dit une section rythmique complèterait de manière intéressante cette formule, ce qui nous amènerait à 6 ou 7 personnes ; or, on ne cesse de dire que proposer un projet de scène à plus de deux ou trois personnes est aujourd’hui un brin délirant pour des semi-amateurs comme nous.
L’autre question d’un « univers scénique », c’est celui d’une mise en scène particulière pour un spectacle autour de cette musique ; je ne vais pas cacher que l’idée de trouver un dispositif visuel imaginatif est séduisante. Cela dit je n’ai absolument aucune inspiration scénographique. Mais je suis preneur d’expertise en la matière.
L : Ta musique évoque beaucoup la littérature, l’enfance, le cinéma : comment les autres disciplines artistiques interfèrent-elles dans ton écriture musicale ?
B. B. : Sur le fait que la musique évoque l’enfance, c’est pour moi, en effet, une constatation a posteriori, mais je dois dire que j’ai beaucoup de mal à faire autrement. Comme dit plus haut cela ne vient pas d’un projet, c’est toujours une sorte de bonne surprise, une sorte de retour de sensations connues, mais retrouvées de manière inattendue, inespérées. Créer de la musique commence à me passionner quand elle entre en résonance avec des émotions profondes, persistantes, voire inépuisables ; et je n’y peux rien, on y retrouve toujours après coup l’enfance. J’imagine que cette musique résonne davantage pour ceux qui ont la mémoire d’une enfance heureuse…
J’ai l’impression, d’ailleurs (une impression a posteriori, car ce n’est ni une intention, ni un système de création) que cela a déterminé le type de voix que j’ai entendu et essayé de dessiner confusément dans ces musiques : des voix dé-genrées, des sortes de voix d’enfants fantômes, nostalgiques de leur propre état. J’ai beaucoup de mal à désirer le son de voix vraiment sexuée sur ces musiques. Confusément, c’est un imaginaire qui est en-deçà de cette identification-là que j’ai l’impression de fouiller.
Sur le rapport à la littérature, je suis touché et surpris que vous ayez entendu cela. Il y a quelques références à des livres, plus ou moins masquées (le titre du morceau, « Grande-Garabagne« , en dévoile quand même une évidente, Henri Michaux). Je ne peux pas du tout prétendre être un très gros lecteur, mais il y a quelques livres, quelques auteurs que j’ai tellement lus et relus qu’ils ont dû être, un peu étrangement, et par beaucoup de filtres, métabolisées dans cette musique.
J’aurais l’impression que la littérature est la forme d’art la plus proche de la musique (attention, je n’y ai pas réfléchi extrêmement sérieusement). Bien davantage que les arts visuels, comme le cinéma, la peinture… Littérature et musique provoquent des images intérieures, des imaginaires intimes, non surdéterminés par le visuel. Il s’agit quand même de certaines formes de littérature, quand je pense à cela : disons, la poésie, le merveilleux, la littérature fantastique… j’ai un rapport moins intime, je crois, avec ce qui relève du réalisme.
Sur le rapport au cinéma, et aux autres créations visuelles : on m’a fait très régulièrement part du fait que cette musique avait un caractère cinématographique. Il y a là de mon point de vue une petite ambiguïté. Je reconnais que les morceaux m’intéressent quand la musique porte quelque chose de confusément narratif, des événements, des revirements, des révélations… Non pas une musique pour des images extérieures, mais comme contenant ses propres images. De ce point de vue je ne suis pas sûr de pouvoir exploiter directement des souvenirs de cinéma dans cette musique. A l’inverse, je peux citer des musiques de films que je vénère, mais pas parce qu’elles sont des musiques pour des films, plutôt parce qu’elles contiennent en elles leur imaginaire propre. J’avoue ainsi avoir été fasciné par certaines musiques de films bien avant d’avoir vu les films eux-mêmes, ou même sans jamais avoir vu ces films : les musiques de Kubrick, par exemple, les musiques de Nino Rota, de Morricone, de François de Roubaix…
Il y aurait sûrement beaucoup à dire sur la musique de films, non pas comme musique pour des films, mais comme mondes musicaux qui ont une valeur intrinsèque, autonomes par rapport aux récits en images. Je n’ai pas assez de bagages pour creuser clairement ce point. En tout cas, ce qui me fait aussi prendre ainsi mes distances avec l’idée d’une inspiration cinématographique, c’est que je n’ai clairement aucune inspiration visuelle. Le fait d’imaginer des vidéos pour ces chansons, par exemple, est vraiment une souffrance !
L : De plus, je trouve que ta musique a un aspect nostalgique certain, quels groupes ou artistes actuels trouvent grâce à tes oreilles ?
B. B. : C’est la question piège, car je ne crois pas avoir sérieusement beaucoup écouté de disques récents, en tout cas depuis deux ans ! Je ne sais si je suis vraiment nostalgique mais si vous le ressentez ainsi, c’est que mon peu d’attention à la modernité doit se trahir tout de même. Ce n’est pas du tout par indifférence de principe à ce qui se passe, je suis sûr que je passe à côté de choses fantastiques, qu’avec de la chance je rattraperai dans quelques années, comme d’habitude.
Parmi ce qu’il y a de plus « actuels » (disons les 3-4 dernières années, avec votre indulgence), il y a des disques qui saisissent comme des mondes mystérieux et cohérents à la fois : les derniers Timber Timbre, les deux derniers Swans (qui constituent une somme inépuisable, j’attends le dernier volet avec impatience), Powerdove, Grand Salvo, toujours les Sufjan Stevens ou My Brightest Diamonds… Dans le style mélodies et harmonies brillantes, des gens comme Liam Singer ou Chris Cohen sont impressionnants. J’oublie beaucoup de choses évidentes certainement, car je n’ai ni la mémoire, ni la bibliothèque Itunes bien rangées. Je suis bien embêté car je trouve que « Let it happen » de Tame Impala, dans sa version album, est un truc fantastique, mais je ne comprends à peu près rien au reste du disque. Il est très possible que je n’ai pas eu la disponibilité suffisante pour ce genre de choses.
Cela dit, il y a énormément de gens qui font un travail tout à fait admirable, dans différents styles ; la « pop » n’étant pas forcément, d’ailleurs l’univers le plus riche et le plus innovant.
L : Sur quel matériel a été composé ton album parce qu’on se demande tout de même comment tu parviens à un tel équilibre entre instrumentation vintage et équipement 2.0 ?
B. B. : Si vous avez le sentiment d’un équilibre je suis ravi, car c’est un équilibre bâti sur des bricolages bien précaires… Nous laissons un peu dans l’ombre les matériaux de fabrication (instruments réels ou virtuels, tout est un peu mêlé et ce n’est pas le plus important), mais il est vrai que les logiciels de MAO ont été mis à rude épreuve, autant qu’ils nous ont mis à rude épreuve. Quelqu’un d’un peu expert dans le maniement de ces programmes serait vraiment atterré de la manière dont je les ai utilisés. Le fait de réunir 100 bouts de pistes pour un morceau de 5 minutes, par exemple, n’est pas conforme du tout. Il me semble que ces morceaux ont été composés plutôt à rebrousse-poils des instruments et des machines à arranger. Tout comme la manière de travailler sur les voix a été, je pense, plutôt aberrante, et a d’ailleurs demandé des énergies assez importantes, alors que des musiciens ou ingénieurs de profession auraient pu être bien plus économe et efficaces, je pense. Dans ce sens c’est un album vraiment DIY, comme l’on dit : l’appréhension des outils musicaux a été très autonome et, disons, résolument inexperte. Je ne saurais donc trop conseiller aux jeunes de lire les manuels de ces logiciels.
L : Si tu devais critiquer ton album, lui trouver des points négatifs, quels seraient-ils ?
B. B. : C’est pour le coup une question facile. Je ne trouve le plus souvent que des points négatifs à cette musique ! Objectivement il y a toutes les raisons de réfuter tout intérêt à ce disque. En voici quelques-uns :
Les voix : elles ressemblent à à peu près tout sauf à des voix qu’on daignerait décemment laisser sur un vrai disque.
Le trop-plein : oui, ce disque est un univers plein et saturé. Il y a sûrement beaucoup (trop) d’informations par chanson. J’ai bien conscience de cette absence de mesure. Si elle n’est pas une ligne esthétique très claire, en tout cas je n’ai pas eu le souci d’entraver ou de contraindre de manière très ferme le nombre d’éléments qui participent à chaque morceau. Cela peut agacer.
Les structures pas claires, artificielles : j’essaie tant bien que mal de faire émerger des structures claires, fluides, mais dans le même temps je trouve de l’intérêt aussi dans le déséquilibre, quand ça boite, ça trébuche. Ça digresse aussi. C’est dans ces défauts que je pense trouver de l’intérêt, des bouches qui s’ouvrent, mais cela peut, aussi, causer de l’impatience.
Ce côté un peu trop sautillant, aigu : l’album a une respiration saccadée du début à la fin, il est parfaitement admis de ne pas l’auditionner d’une seule traite, ou de sélectionner ses morceaux dans le lot, afin de ne pas trouver cet objet rapidement trop crispant.
B.B. : Pour conclure je dois dire que c’est très difficile de parler de ce travail… En réfléchissant à ces questions, j’ai toujours la hantise d’être dans le rôle de ce poète dérisoire, rival du narrateur, dans “L’Aleph” de Borges, ce personnage, donc, que Borges décrit cruellement ainsi :
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″] »[/mks_dropcap]Il me lut d’autres nombreuses strophes qui eurent aussi son approbation et provoquèrent un abondant commentaire. Il n’y avait en elles rien de mémorable ; je ne les jugeai même pas sensiblement plus mauvaises que la précédente. L’application, la résignation et le hasard avaient collaboré à leur rédaction ; les vertus que Daneri leur attribuait étaient postérieures. Je compris que le travail du poète n’était pas dans la poésie ; il était dans l’invention de motifs pour rendre la poésie admirable ; naturellement, ce travail ultérieur modifiait l’œuvre pour lui, mais non pour d’autres. »
Retrouvez la chronique de l’album de Boyarin par Jism ici