[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#1084b5″]Q[/mks_dropcap]ui ose encore asséner que la littérature de genre n’intéresse qu’une minorité d’accros aux mots ? Et qui tend encore à désespérer de l’intérêt et de la compréhension du grand public vis-à-vis des sciences dures ? Que ce dernier risque donc ses pas au coeur d’un festival qui a plus d’une utopie dans ses salles ! Amputé cette année d’une journée, les Utopiales ont pourtant attiré une foule de 100 000 spectateurs sur quatre jours, du 31 octobre au 4 novembre dernier, affichant ainsi une hausse de fréquentation de 10%. Retour sur une déambulation 100% Addict parmi une programmation de taille !
JOUR 1 – 31 OCTOBRE 2019
Dernier jour d’octobre, et premier d’un séjour aux quatre coins de l’Imaginaire, quel meilleur symbole pour augurer d’un passage vers d’autres mondes possibles ? La Cité des Congrès, vaste navire aux odeurs de petit beurre, se dresse, encore calme et silencieuse, mais pleine de promesses hyperactives. Pas mal d’appelé.e.s au rendez-vous, mais l’immense hall ne fourmille pas encore en cette heure matinale, prendre la mesure du lieu a donc tout d’un instant suspendu. La première exposition sur laquelle nous tombons est celle du jeune et talentueux bédéiste Mathieu Bablet, illustrateur de l’affiche de la présente édition, succédant à l’artiste Beb-Deum. Des planches originales, crayonnés et mises en couleurs, offrant un regard sur des intrigues entre anticipation, SF et fable mythologique. On s’amuse des clins-d’œil à une culture pop nourricière (Miyazaki, Mutafukaz, peut-être même Moebius) dont le dessinateur pare ses univers, et on s’extasie béatement (oui la bouche grande ouverte c’est mieux devant la Grande Exposition du festival) face à tant de finesse, de vision et d’imagination. En prime, certaines planches de son prochain album à paraître en 2020, Carbone & Silicium, sont offertes à nos yeux chanceux en avant-première ! Un peu plus tard dans la journée, Mathieu Bablet se prêtera au jeu de la rencontre sur la scène principale du festival, et s’exprimera quant à son travail sur l’affiche 2019, juste avant le cocktail d’ouverture… Grâce au formidable travail de l’équipe d’ActuSF, grand partenaire du festival, maison d’édition spécialisée dans les littératures de l’Imaginaire et webzine de référence, vous pouvez découvrir l’intervention de Mathieu Bablet juste ici, et écouter bon nombre des conférences juste là.
Vient ensuite La leçon du Président, où Roland Lehoucq ouvre les festivités à travers une brève exploration des voyages dans la Lune au cinéma (et illustre à la perfection le corps humain transformé en sauce tomate avant son arrivée sur l’astre en question en invitant Woody Woodpecker). Simplicité, pertinence, et bonhomie sont au rendez-vous, le ton est donné ! Profitant des premiers mouvements de la ruche à travers les différentes salles et scènes où conférences, tables rondes, et projections vont démarrer au premier tour de sablier, nous nous faufilons vers la deuxième exposition proposée, celle du dernier album de Blake & Mortimer, Le dernier pharaon, par l’une des légendes vivantes de la bande-dessinée franco-belge, François Schuiten. Une pyramide s’élève à l’envers au-dessus d’un mince niveau d’eau, réalisation impressionnante d’une image qui hantera l’un des personnages tout au long de l’album. Exposition intimiste, discrète mais ô combien envoûtante… Nous quittons l’influence égyptienne pour continuer notre découverte du parti-pris visuel de la programmation, et observons avec respect le travail de recherches nécessaire à l’ambitieuse aventure que représente Le dernier atlas, paru cette année aux éditions Dupuis, et porté par Fabien Vehlmann, Gwen de Bonneval, Hervé Tanquerelle, Fred Blanchard et Laurence Croix. L’occasion également de se délecter des planches grandioses de Jean-Claude Mézières pour, notamment, Le cinquième élément. La place des arts graphiques occupe une marge choyée par le festival, et il n’est pas rare de constater que des étudiants nantais (la ville compte plusieurs écoles d’arts graphiques) viennent s’imprégner, carnet de croquis ou carton à dessins sous le bras, des coulisses dessinées.
Après ces quelques errances entre les cases, nous allons tenter d’écouter une première conférence, celle du Monde Vert, où le bédéiste Paul Rey et la jeune chercheuse et biologiste Caroline Baroukh relèvent et soulignent la nécessité d’un règne végétal pour la survie d’un microcosme tout en interactions organiques. Des échanges passionnants entre un point de vue qui use de la fiction pour projeter un futur sans végétaux (c’est le cas de la BD de Paul Rey, Jardin d’hiver.), et l’expression scientifique de ce questionnement de premier ordre (les travaux de recherches de Caroline Baroukh portent sur les interactions entre plantes et micro-organismes).
N’étant pas parvenus depuis l’article de présentation de l’événement à invoquer le fameux don d’ubiquité, il nous faut faire des choix, sans oublier de prendre son temps, et de s’autoriser quelques pas de côté pour aérer des neurones qui se retrouvent fort sollicités. Aussi, l’appel des quais de la Loire nous aura permis une sortie sous la bruine, pour mieux méditer sur notre monde toujours aussi complexe à décrypter. Après des salutations à l’Eléphant steampunk des machines de l’Ile, nous retournons à la Cité pour assister, sans véritablement l’avoir prémédité, à une présentation en écho avec celle du Monde vert : Demain, le climat, par Nicolas Viovy. Le chercheur nous explique en quoi la modélisation du climat dans le futur ne se réclame pas d’une prédiction, mais bien d’une sensibilisation à l’action dans le présent envers notre environnement.
Nous enchaînons avec une balade entre les étales de la plus grande librairie éphémère de littératures de l’Imaginaire au monde, exploit rendu possible par l’association de quatre librairies nantaises indépendantes. Nous révisons la sélection des oeuvres en compétition pour les trois prix littéraires remis par le festival (coup de coeur pour le recueil de nouvelles Rêves scientifiques et la BD Le dieu vagabond), et n’hésitons pas à augmenter le volume de nos piles à lire par quelques achats spontanés.
Un petit verre intergalactique plus tard nous voilà en route pour la séance rétrospective en VO de Ready Player One, l’adaptation géniale par Spielberg du roman de Ernest Cline, présentée avec beaucoup de fraîcheur par le spécialiste ciné de la programmation.
JOUR 2 – 1er NOVEMBRE 2019
Nantes s’éveille à l’appel de Cthulhu, euh, à l’appel de la curiosité ! Aujourd’hui nous découvrons le lieu unique, scène nationale et centre d’arts original, blotti au sein de l’ancienne usine LU, et qui abrite les universités éphémères du festival. Nous n’aurons pas la chance d’y participer, faute de places, mais quelle agréable sensation en rencontrant autant de monde prêt à redevenir élève le temps d’un cycle de cours aux thèmes aussi exotiques que nécessaires ! (Afrofuturisme, énergie et science-fiction, théorie de l’évolution, géomancie…) Et puis, l’endroit est un univers en soi, aussi futuriste qu’hors du temps…
Nous reprenons ensuite le rythme soutenu des conférences (Codex alimentarius, Les sociétés non-humaines, C’est quoi la science-fiction ?, La Conversation Scientifique par Etienne Klein en direct pour France Culture…). Entre érudition, vulgarisation, spécialisation, certaines problématiques ont du mal à se restreindre aux 60 minutes prévues, et d’autres peinent à être suffisamment bien cernées par le modérateur ou la modératrice. L’inégalité des débats fait partie du jeu !
Pour faire honneur à la thématique coder/décoder nous affrontons de séculaires énigmes, et allons faire un tour du côté du pôle ludique afin de tester quelques jeux de plateaux récalcitrants. Grâce à des professionnels passionnés, disponibles et chaleureux, nous nous essayons à Obscurio, Les Marchands du Nord, Last Bastion… tout autant de propositions d’univers malins et inspirés ! Mention spéciale pour la qualité d’accueil de l’équipe sur place !
La journée se termine sur une lecture musicale du dernier roman d’Alain Damasio, Les Furtifs, paru aux éditions La Volte, instant poétique qui permet de se rendre compte de l’ampleur du public présent et du silence presque religieux qui accompagne des spectateurs fidèles et émus. Pluridisciplinaire et protéiforme, le festival s’illustre à travers des formats divers, singuliers et variés !
JOUR 3 – 2 NOVEMBRE 2019
Dernier jour pour votre chroniqueuse Addict (qui doit retraverser la France pour regagner ses pénates le dimanche matin avant l’aube !) : malgré une pluie virulente, la foule est compacte et matinale, il va falloir jouer des coudes ! Constructions Lego, codages ADN de prénoms, initiation à la langue des signes, parties de jeux de rôles, Observatoire de l’Imaginaire, projection en avant-première du dernier long-métrage de Makoto Shinkai, remise des prix, nuit blanche ludique, et valse continue des conférences : les prochaines heures seront denses !
Et nous rejoignons le mouvement avec un concept proactif : l‘interro-surprise ! Nous avions évoqué l’interview de l’auteur Jean-Laurent Del Socorro, nous vous en confions les meilleurs morceaux via ce procédé original. Un auteur, un sujet, 30 minutes, des spectateurs et leurs questions, préparées ou spontanées, pour tenter de scanner une manière de travailler et d’appréhender les codes qui font toute la particularité d’une plume. La thématique Fantasy et Histoire est en écho avec son dernier ouvrage Je suis fille de rage, paru aux éditions ActuSF, qui oppose la Mort elle-même à Abraham Lincoln, en un huis clos ouvert sur la guerre de Sécession et ses acteurs, oubliés ordinaires.
« Tentative de définition(s) de la Fantasy historique : genre littéraire qui se fonde sur des éléments historiques en y incluant une forme de magie. Exemples : Le lion de Macédoine de David Gemmel, Les lames du Cardinal de Pierre Pevel… OU une intrigue développée dans un monde totalement imaginaire, mais inspirée d’éléments historiques comme dans l’excellent Chien du Heaume de Justine Niogret, ou le plus récent Chevauche-brumes de Thibaud Latil-Nicolas… »
Bon, l’auteur a révisé son sujet, cuisinons-le ! « Comment décidez-vous de ce qui sera historique ou imaginaire ? Avez-vous d’abord une période historique qui vous intéresse ou une idée de magie ou Fantasy que vous allez chercher à justifier par une période historique ? »
« Dans mon cas, c’est d’abord l’Histoire qui m’intéresse. D’ailleurs la magie ou les éléments fantastiques sont assez éthérés dans mes romans (Royaume de vent et de colères, Boudicca, Je suis fille de rage). Je m’attache à creuser une période, un personnage, et d’en approcher le quotidien, avec une magie discrète qui permet souvent un recul par rapport aux évènements historiques-mêmes, un éclairage fantastique qui permet d’analyser un réel qui souvent nous rattrape. »
« Dans ce cas, qu’est-ce qui différencie la Fantasy historique d’un roman historique ? A quoi sert cette distinction ? »
« Très bonne question. La distinction existe par souci de classification, mais la souche de ces deux littératures reste les recherches et l’envie de véracité historique pour explorer avec du recul un épisode réel à la lumière d’un point de vue esthétique et singulier. Ce n’est pas le genre mais l’auteur qui définit son approche, à travers sa manière de travailler et de conter. »
Fort d’une verve didactique et enjouée, Jean-Laurent Del Socorro répond avec attention aux interrogations soulevées par le genre, ses problématiques et son inscription dans un paysage littéraire plus vaste. Il nous confie également le type de documents qu’il a consulté et traduit pour les besoins de son intrigue (lettres de soldats, journaux…), le cercle de relecteurs, spécialistes historiques, qu’il a tenu à constituer et qui lui a fait revoir entièrement sa copie pour son second roman Boudicca par exemple. Un échange à taille humaine agréable et instructif, en toute simplicité, on adhère !
Et c’est Patrick Marcel, traducteur, entre autre, de Neil Gaiman et Le Trône de Fer, qui prend la relève, les mains dans les poches, nous avouant tout de suite qu’il n’a rien préparé et que ne sachant trop ce qu’il va bien pouvoir nous raconter, attend beaucoup de nos questions. Mais une fois lancé, le Monsieur est intarissable, et nous régale d’anecdotes truculentes sur les aléas de la traduction, « un passe-temps qui a dérapé », tout en tentant plus sérieusement de réfléchir à ce qui permet de décider qu’un nom de personnage est traduisible ou non (John Snow n’est effectivement pas devenu Jean Neige…). Au final, nous retiendrons que pour traduire l’humour il n’y a pas de manuel, « c’est comme pour tout le reste, on se débrouille » (enfin, du bon sens, une solide connaissance et intuition des langues conjuguée à une dérision homemade peuvent sacrément aider).
Une petite pause lecture plus tard (c’est ça aussi les Utopiales, prendre le temps de bouquiner entre une table ronde et une projection ciné), nous allons écouter une modération autour du Code Enigma craqué par Alan Turing. Une fois les faits rappelés, l’échange prend une tournure de plus haute volée, puisque pour espérer définir l’intelligence artificielle il faudrait savoir ce qu’est l’intelligence, donc ce qu’est un être humain à travers une variété multiple de compétences ou modes de fonctionnement.
L’invité qui suit n’a certainement pas la prétention d’en proposer une définition, mais son humble décontraction n’a d’égal que son esprit perspicace et inventif. Brandon Sanderson, l’homme-qui-a-été-choisi-pour-terminer-La-Roue-du-temps, est devant nous ! Interrogé par Jérôme Vincent, directeur des éditions ActuSF qui publient notamment l’Anthologie des Utopiales, l’auteur américain répond avec malice et lucidité. Traumatisé par la lecture dans son jeune âge ( I didn’t like books, it was always about dogs dying*), il renouera avec la discipline grâce aux littératures de l’Imaginaire. Diplômé d’un master d’écriture créative, Brandon Sanderson a également fait des études de biochimie, poussé par les membres de sa famille vers la voie de la médecine, qui lui aurait permis selon eux de bien gagner sa vie tout en ayant du temps pour écrire. Il s’en détourne et choisi l’écriture pure. Après cinq romans qu’il juge mauvais, le sixième devient son premier, il s’agit d’Elantris. Reconnu pour son élaboration complexe d’univers étendu, le Cosmère, Brandon Sanderson y tisse une toile profonde où : « chaque personnage est moi-même explorant le monde, en quête de réponses émotionnelles ».
Après tant d’échanges de qualité, le moral reste bon malgré la perspective du départ anticipé, et nous assistons encore à la remise des prix (retrouvez le palmarès ici) avant de nous échapper de la si accueillante Cité… A partir de 21h, la nuit blanche ludique maintiendra les joueurs en alerte pour une durée indéterminée, et le lendemain, dernier jour du festival, une programmation non allégée (défilé Cosplay et décodage d’escape games à la clef) saura terminer sa vingtième édition encodée, tout en beauté !
Un seul regret cependant : ne pas avoir pu accéder à une plus grande partie des conférences et ateliers, faute de logistique efficace et de place face au nombre croissant de visiteurs, ce qui crée des frustrations au milieu de tant d’émulation… mais l’organisation en a pris acte et s’est exprimée sur le sujet sur la grande scène pendant le festival. On espère donc qu’en plus de plancher sur la prochaine thématique, la possibilité d’un espace/univers étendu sera plus qu’envisagée. Et si certains bruits de couloirs soulignent une perte notable de l’aspect littéraire des interventions au profit du versant scientifique, l’on peut les rejoindre tout en assouplissant le constat : la thématique drainant certainement ce léger changement de cap. En tout cas, ce qu’il convient de retenir c’est que le festival demeure fidèle à ses valeurs : innovant dans les formats d’interventions, généreux dans la programmation, abordable par le plus grand nombre, et chaleureux dans ses choix plus humains qu’artificiels.
Une édition qui fait jaillir plus que jamais la nécessité de décoder nos possibles futurs afin de mieux appréhender et vivre les enjeux du présent, sans jouer ni de la boule de cristal ni du complotisme, mais bien en habitant cet indicible monde.
*je n’aimais pas les livres, ils parlaient tout le temps de chiens en train de mourir (traduction d’une citation de Brandon Sanderson lors de sa conférence-rencontre du 2 novembre 2019).
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