[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#CA4A4E »]N[/mks_dropcap]ul doute, Robert Wyatt : Different every time de Marcus O’Dair est la traduction en français d’une biographie extrêmement complète sur l’un des artistes les plus originaux de ces cinquante dernières années.
Robert Wyatt a été le batteur et chanteur de Soft Machine de 1967 à 1971, groupe psychédélique britannique majeur qui s’est progressivement orienté vers l’improvisation jazz-rock. Cette orientation aura conduit Robert Wyatt à quitter le groupe, parce que ses vocalises si particulières ne s’inséraient pas aisément dans ce contexte improvisé.
Après ce départ, il a formé Matching Mole. Une chute accidentelle d’un balcon en 1973, sous l’emprise de l’alcool, lui a brisé une vertèbre, lui faisant perdre l’usage de ses jambes et le contraignant à se déplacer en fauteuil roulant. Autre conséquence, il ne lui était plus possible de jouer de la batterie. Il devenait alors avant tout chanteur. Robert Wyatt a mené une carrière solo ponctuée d’une petite dizaine d’albums solo, dont les essentiels The End of an Ear dès 1970, Rock Bottom en 1974, Dondestan en 1991, Shleep en 1997 et d’un nombre incalculable de collaborations (avec Brian Eno, Michael Mantler, Elvis Costello, Clive Langer, Scritti Politti, Ryuichi Sakamoto, Bruno Coulais, Björk…).
Robert Wyatt jouit d’une reconnaissance artistique plus que méritée et l’on se dit que la publication d’une biographie est l’occasion d’élargir son public, au moins de le renouveler, de lui assurer une meilleure reconnaissance. Cependant, Robert Wyatt : Different every time ne vient pas servir cette juste cause. Cette biographie est très dense. Robert Wyatt accepte d’y livrer toute la vérité. Cela aboutit à rendre certains passages franchement indigestes et il faut se faire violence pour en venir à bout. Marcus O’Dair a fait un travail d’enquête absolument remarquable. Il est allé interrogé plus de 70 personnes, dont Robert Wyatt et sa femme et manager Alfie Benge, qui a créé toutes ses pochettes d’albums depuis Rock Bottom, écrit des textes de chansons et géré tout le côté organisationnel depuis sa terrible chute. Le principal défaut de cette biographie est de vouloir absolument tout écrire dans le moindre détail. Certains témoignages viennent parfois conforter un autre point de vue ou apporter une infime nuance.
Dans sa très belle préface l’écrivain Jonathan Coe écrit son admiration pour son compatriote qui sait allier chanson,s textes et engagement politique, en particulier à l’époque de Old Rottenhat et Dondestan. Jonathan Coe annonce bien que ce livre « vous racontera tout ce que vous avez besoin de savoir sur la vie de Robert Wyatt. » Le tout est que l’on n’a pas nécessairement besoin de tout savoir sur un musicien que l’on apprécie. La première partie sur son ascendance, ses grands-parents, parents et sa jeunesse est très instructive, notamment son goût pour Lewis Carroll, même si elle perd déjà un peu le lecteur. Il doit surtout s’accrocher pendant les parties où Marcus O’Dair relate la période qui précède et suit son départ de Soft Machine. On y apprend que ce départ a même été plus traumatisant pour Robert Wyatt que la chute qui l’a rendu paraplégique. Au moment où il a été interrogé pour la rédaction du livre, il avoue encore faire des cauchemars d’avoir quitté Soft Machine. Marcus O’Dair insiste très lourdement sur cette période dépressive et l’on se surprend à relever les mots qui servent à la litanie : désespoir, profonde tristesse, malheureux, tomber en panne… Des formules fortes viennent parfois nous éblouir par leur noirceur, Robert Wyatt déclare (dès la vingtième page) : « En plus d’être une tragique erreur, la vie est une plaisanterie folle ». Une partie du décor est plantée pour l’ensemble du livre : il a été dépressif chronique et alcoolique. Était-il nécessaire d’autant insister sur ce point ? Aussi, la longue partie consacrée à Rock Bottom, son chef d’œuvre incontesté, s’apprécie avec un goût amer dans la bouche, même si on y apprend que Robert Wyatt et Alfie Benge ont tardivement décidé de se marier le jour même de la sortie de cet album.
Les parties où le rythme est plus soutenu et moins pesant sont celles consacrées à leur engagement politique marqué par leur adhésion pendant environ dix ans au Parti Communiste de Grande-Bretagne et aux multiples collaborations de Robert Wyatt dans les années 1980. Cette période est émaillée de merveilles comme « The Age of Self », sur lequel Robert Wyatt nous touche une fois encore en profondeur de sa voix aiguë accompagnée par une instrumentation minimaliste : un peu de percussions, quelques lignes sombres au synthétiseur. Paru à l’origine sur Old Rottenhat en 1985, ce titre et beaucoup d’autres de ses merveilles furent rassemblés sur la compilation Mid-Eighties en 1993.
Robert Wyatt a traversé une autre période dépressive au milieu des années 90, encore plus dure, mais cette fois-ci, heureusement, la biographie de Marcus O’Dair passe beaucoup plus vite sur cet « épisode » (qui a tout de même duré quatre ans) et nous convainc plus sûrement de réécouter le très bel album du retour Shleep en 1997, bien qu’il fut encore composé sous l’emprise de l’alcool.
Ses derniers albums solo, Cukooland et Comicopera, sont clairement défendus par l’auteur-compositeur-interprète, et donc par son biographe, cependant ils ne nous touchent pas autant du fait de leurs surcharges orchestrales et, sur Comicopera, d’un son de synthétiseur désastreux. Marcus O’Dair n’occulte pas la critique de The Village Voice selon laquelle il s’agit de « l’un des préréglages de synthé les plus atroces jamais entendus. » Le dernier grand album en date de Robert Wyatt n’est pas un album solo, mais For the Ghosts Within’ de 2010, disque créé à trois, avec Gilad Atzmon et Ros Stephen. Il s’agit de l’un de ses plus beaux, sans doute d’ailleurs parce que Robert Wyatt revient à ses premières amours d’avant même Soft Machine : le jazz, révélant d’ailleurs qu’il a l’habitude de faire passer un « test Mingus » à chaque album qu’il a enregistré, le jaugeant à la lumière d’un Charles Mingus, contrebassiste et compositeur qu’il admire depuis l’adolescence.
Nous en apprenons tant sur Robert Wyatt qu’arrivé au terme de la lecture de cette biographie autorisée nous constatons qu’elle lui ressemble trop, au point d’être l’opposé d’une hagiographie. Elle retranscrit l’un des traits de sa personnalité : une tendance à l’autoflagellation, à un regard extrêmement critique sur lui-même et son œuvre.
Robert Wyatt : Different every time de Marcus O’Dair, traduit de l’anglais par Pauline Firla et Louis Moisan est paru en 2016 au Castor Astral.