[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es constructions délicates de rythmiques souples, de volutes de cordes, de claviers envoûtants et de guitares affûtées qui se déploient ici sont à mille lieues des recherches opiniâtres auxquelles Nigel Godrich nous a habitués sur les albums de Radiohead. En revanche, elles évoquent deux autres de ses productions, la matière sonore ainsi ourdie rappelant à la fois l’introspection douloureuse de Sea Change, le chef-d’oeuvre de Beck de 2002, et la prodigieuse réinvention artisanale imposée à Paul McCartney pour son Chaos And Creation In The Backyard de 2005, sur lequel Godrich avait incité l’ex-Beatle a se passer de ses musiciens habituels pour prendre en charge lui-même toutes les parties instrumentales de son disque. Rien d’aussi radical ici, ce serait même plutôt le chemin inverse, mais on sent bien que Godrich a imposé sa marque de fabrique à Waters en l’adaptant à son caractère propre : le bouleversement des routines rituelles est un puissant générateur d’idées, et Waters, habitué à tout décider lui-même, a probablement dû lâcher du lest et accepter de partiellement déléguer la ligne esthétique du disque.
[mks_pullquote align= »left » width= »225″ size= »20″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Si le propos global est toujours aussi sombre et encore plus pertinent que sur les albums d’antan, il est encore davantage mis en valeur par des orchestrations aussi puissantes que précises.[/mks_pullquote]
Grand bien lui en a pris : si le propos global est toujours aussi sombre et encore plus pertinent que sur les albums d’antan, il est encore davantage mis en valeur par des orchestrations aussi puissantes que précises, comme sur l’étouffant Bird In A Gale ou le glaçant morceau-titre, dont l’introduction sample une déclaration de Donald Trump, sur lequel le débit monocorde du chanteur, assénant sentence après sentence contre l’individualisme contemporain (« It’s not enough that we succeed / We still need others to fail » / « Il ne suffit pas que nous réussissions / Encore faut-il que les autres échouent. »), est soutenu par une guitare sourde et une rythmique hypnotique. Si la voix de Roger Waters est au centre de toutes les attentions, qu’elle déclame, susurre ou hurle, témoignant d’une étonnante résistance à l’écume du temps, ses lignes de basse, parmi les plus pillées de l’Histoire du Rock (dont on déniche autant les traces dans le post-punk des illustres The Cure que dans celui des cultes 23 Skidoo, dans l’électro vaporeuse des français de Air comme dans celle, furieuse et euphorique, des anglais Chemical Brothers), ne sont pas en reste, comme sur le martial Smell The Roses, au break évoquant les cimes de celui du Echoes de 1971.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]i les paroles toujours très directes de Waters n’ont jamais été un modèle de suggestion, leur franchise assumée trouve en 2017 une justification glaçante : qu’elle dénonce l’injustice du tragique sort des migrants (sur The Last Refugee, qui se termine dans un chœur de mouettes d’une ironie grinçante), le cynisme acide de la fatalité meurtrière (sur The Most Beautiful Girl, qui narre l’histoire d’une petite fille à l’avenir fauché par une bombe, « comme une perle par un bulldozer ») ou les méfaits d’un rêve américain à double tranchant (sur un Broken Bones rougi par les larmes), la prose brutale de l’ex-Pink Floyd n’a jamais paru aussi raccord avec la cruauté de l’époque. La véritable surprise vient cependant de la fin du disque, qui s’achève sur une note de sensualité inédite, avec le transi Wait For Her (adapté d’un émouvant poème du palestinien Mahmoud Darwich ayant trait à l’enseignement du Kamasutra), et une sidérante confession amoureuse : Part Of Me Died voit le britannique mettre un genou à terre, avouant une dévotion sans fard à l’égard de l’être aimé, à travers une fantasmagorie rêveuse et charnelle à la fois.
« It would be better by far to die into her arms / Than to linger in a lifetime of regret » (« Je préférerais de loin mourir dans ses bras / Que m’attarder dans une vie entière de regret »).
C’est sur ce constat bluffant d’extraversion que s’achève Is This The Life We Really Want ? au bout de cinquante-quatre minutes d’un fascinant périple intérieur au sein de l’âme de son auteur, démarrant sur un souvenir d’enfance pour finir sur un aveu de fragilité d’une noblesse rare. De tous les murs que Roger Waters a toujours rêvé et rêve encore d’abattre, c’est probablement le plus intime d’entre tous qu’il a vaincu ici : l’épaisse cloison qui séparait sa misanthropie incurable de son hypersensibilité exacerbée.
En paix avec lui-même à défaut d’être en paix avec les autres, le vieil homme de soixante-treize ans semble enfin contempler son passé comme il aurait toujours dû regarder son présent et avoir foi en son futur : avec réalisme, sincérité et générosité.
Nous ne savons pas si cet album passionnant et réellement inventif est bien celui que nous voulions vraiment, pour paraphraser son titre. Mais ce qui est absolument certain, c’est qu’il s’agit bien de celui que nous désespérions d’entendre un jour de la part de son créateur.
Contre toute attente, l’inspiration corrosive et bouillonnante qui parcourt son esprit impulsif et déterminé semble bien être une rivière sans fin.
Is This The Life We Really Want ? est disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 2 juin 2017 via le label Columbia Records.
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La 4ème photo du groupe date de 1971, et non de 1975.
Bonjour Laurent, oui vous avez tout à fait raison, puisqu’elle date de l’époque du « Live At Pompeii » de la même année. Je rectifie la date de suite. Merci pour votre commentaire ! FG