« L’Occident regarde la mer et l’Orient regarde la montagne. »
Paul Claudel
[dropcap]D[/dropcap]ans le domaine pluriel et compartimenté de la musique sous toutes ses formes, le concept théorique de « fusion », aussi diablement prometteur que dangereusement fumeux, n’a pas toujours eu bonne presse lors de son passage à une concrétisation tangible et pratique. De tout temps, les artistes s’étant adonnés à des mélanges acrobatiques, voire improbables, entre des genres réputés antagonistes, ont dû affronter des critiques sévères, leur reprochant de dénaturer des matériaux sonores originaux pour en donner deux versions simultanément édulcorées dans un même creuset tiède.
Ainsi, il s’est toujours trouvé de nombreux sceptiques raillant les collusions pourtant bouillonnantes entre le jazz, le rock et le funk, sous le prétexte parfois pertinent d’une altération conséquente des vertus les plus précieuses des genres concernés : le jazz rock ne pourrait ni swinguer aussi naturellement que la première part de son identité, ni cogner aussi fort que la seconde, tandis que le funk rock serait condamné à finir le cul entre deux chaises, le pouvoir ultra-sexué de son premier élément ne pouvant qu’amoindrir la force tellurique de l’autre, et vice-versa. Ne parlons même pas des éternels débats entre ardents défenseurs des configurations purement acoustiques, électriques ou électroniques, chacun estimant, avec la meilleure foi du monde, que le syncrétisme musical serait le pire de tous.
En regard de l’explosion encore relativement récente des nouvelles technologies et des conséquences globales d’une mondialisation culturelle toujours plus prégnante, un tel sujet pourrait, en 2019, paraître totalement abscons. Dans ce contexte, il paraît éclairant de se pencher sur le cas vraiment très particulier du collectif français Acid Arab, qui publie en ce mois d’octobre un disque aussi clairement bigarré qu’habilement hybride, dessinant à sa manière une nouvelle forme de pureté sonore, aussi puissante qu’inspirée.
[dropcap]À[/dropcap] l’origine, cet alias paritaire et intriguant fut adopté en 2012 par les DJs Hervé Carvalho et Guido Cesarsky (dit Minisky), pour exprimer, avec toute la ferveur passionnée qui était la leur, leur attrait égal pour les tendances électroniques les plus remuantes et les sonorités évocatrices et profondes des musiques arabes. C’est à la suite d’un voyage en Tunisie, qualifié de fondateur par les intéressés et effectué en compagnie de l’ami Gilbert Cohen, figure historique des nuits parisiennes et patron du label Versatile, que leur aventure prendra un tour plus concret : associés au tandem Sex Schön, composé des producteurs Nicolas Borne et Pierre-Yves Casanova, ils prolongeront de manière fort convaincante l’esprit de leurs sélections enflammées sur Collections, une série de maxis tous plus enthousiasmants les uns que les autres, conviant à la noce des personnalités aussi diverses que les producteurs français I:Cube, Pilooski ou Fred Avril, la star syrienne Omar Souleyman, le sorcier hollandais Jorge Velez ou le percussionniste jordanien Shadi Khries.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808080; »]Acid Arab n’est pas une attraction touristique, une bouillie expérimentale ou un mariage forcé : c’est un choc amoureux d’une portée aussi universelle que fédératrice.[/mks_pullquote]
Sur le papier, on pourrait vite argumenter que des mélanges de ce type ont déjà été proposés à plusieurs reprises au cours du dernier demi-siècle, tant dans le domaine de la pop la plus contemporaine qu’au travers des tendances les plus modernes des musiques dites « du monde ». Au détail près que la nature profonde de la musique d’Acid Arab tient précisément dans le fait que ses sources sonores, qui la travaillent avec une vigueur totalement symbiotique, s’entrechoquent et s’interpénètrent sans qu’aucune d’elles ne prenne l’avantage sur les autres : ici, les ondoyantes couleurs orientales ne servent pas de cache-misère à une électronique froide et sans âme, pas plus que les rythmiques métalliques et puissantes n’entament le pouvoir profondément évocateur des mélopées accrocheuses, qui portent vers des cimes inédites ces brûlots taillés pour satelliser n’importe quel dancefloor. Acid Arab n’est pas une attraction touristique, une bouillie expérimentale ou un mariage forcé : c’est un choc amoureux d’une portée aussi universelle que fédératrice.
[dropcap]C[/dropcap]ette projection idéale, que l’on pourrait presque qualifier d’utopique, se perpétuera avec une réussite persistante sur le dynamique premier véritable album du collectif, publié en 2016 : avec son titre aussi éminemment sincère que subtilement provocateur, Musique De France achèvera de rallier de nombreux récalcitrants à leur recette alchimique et imparable, servie par un panel d’invités tous plus investis les uns que les autres, du lumineux Sofiane Saidi au guttural Cem Yildiz, en passant par l’incontournable pionnier Rachid Taha. Entre techno vénéneuse, salves arabisantes et motifs hypnotiques, ce disque aussi énergique qu’habité décrochera même une nomination aux Victoires De La Musique, sous la bannière quelque peu incomplète (voire étriquée) des « musiques du monde ». Au fil des étapes d’une tournée gargantuesque qui jouera les prolongations trois années durant, le quatuor intégrera définitivement un cinquième collaborateur, le claviériste algérien Kenzi Bourras, déjà repéré aux côtés de l’emblématique Rachid Taha, qui passera du statut de contributeur ponctuel à celui de membre permanent de la version scénique du collectif, composant avec Hervé Carvalho et Guido Cesarsky un trio détonnant, délivrant d’explosives performances tout autour du globe.
Un fer se battant tant qu’il est encore chaud, le quintet publie ces jours-ci le nouveau chapitre d’une discographie déjà copieuse et foisonnante, tout en affinant avec habileté et maîtrise la formule éprouvée sur les disques précédents. Mais là où Musique De France comme la série Collections témoignaient d’un éclectisme formel et d’une diversité d’ambiances assez large, le lancinant et increvable Jdid se caractérise par une progression sinueuse et addictive, ménageant avec relief une alternance équilibrée entre déflagrations sonores et envoûtements plus subtils : de la basse vrombissante de l’introductif Staifia, que vient magnifier le timbre pénétrant de la chanteuse Radia Menel, au raï sombre et mélancolique déployé par Sofiane Saidi sur l’hypnotique Rimitti Dor, en passant par la construction proprement vertigineuse du redoutable Électrique Yarghol, la puissance délétère du syncopé Nassibi, illuminé par la voix insistante d’Amel Wahby, et la spirale inextricable de l’implacable Club DZ, le collectif dessine les contours d’une narration musicale ouvertement bicéphale et pourtant incroyablement homogène.
[dropcap]P[/dropcap]assé une première moitié quasi-exclusivement centrée sur l’Algérie, Jdid ouvre en grand ses horizons avec le monumental Rajel, réalisé en collaboration avec le producteur belgo-tunisien Ammar 808, lardant de bruits métalliques sa structure entêtante. Sur le charmeur Soulan, c’est le groupe nigérien Les Filles D’Illighadad qui distille une vibration brûlante, sublimée par les évanescents motifs de guitare de leur complice Ahmoudou Madassane, tandis que le chanteur turc Cem Yildiz emmène l’abrasif Ejma vers des cimes de tension explosive. Quant aux remuants Was Was, dont la rythmique saillante et rugueuse semble être une référence directe aux défricheurs américains d’Underground Resistance, et Ras El Ain, qui voit l’emblématique Rizan Said, ancien claviériste kurdo-syrien d’Omar Souleyman, lui insuffler son énergie dévastatrice, ils témoignent d’une volonté farouche d’entretenir un lien ténu avec les fondamentaux les plus irréductibles de la techno la plus obsédante.
[mks_pullquote align= »right » width= »300″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808080; »]À l’arrivée, le bilan est lourd et ne fait pas de quartier : double transe pour tout le monde.[/mks_pullquote]
Pour sa part, le flamboyant Malek Ya Zahri, qui télescope avec bonheur la fibre électro-funk du mythique label Celluloid et la verve colorée du raï le plus festif, sur lequel la chanteuse algérienne Cheikha Hadjla brille de mille feux, clôt en beauté cet album aussi incontestablement fédérateur que sourdement transversal : derrière la fraîcheur et la nouveauté revendiquées par la signification de son titre, Jdid prend à bras le corps toutes les obsessions musicales de ses auteurs, et perfectionne avec un doigté remarquable, simultanément instinctif et savant, la juxtaposition de la dimension implacablement binaire des machines et de la complexité insolemment évocatrice des sonorités maghrébines, africaines et orientales. À l’arrivée, le bilan est lourd et ne fait pas de quartier : double transe pour tout le monde.
Alors que le charismatique Kenzi Bourras, dont l’apport individuel fut déterminant dans la conception de ce nouvel album, était encore retenu en Algérie pour raisons personnelles, j’ai pu rencontrer les quatre autres membres du collectif dans leur studio parisien. L’entretien haletant qui en a découlé, entre complicité potache, candeur exigeante et fébrilité passionnée, m’a convaincu d’une chose : à l’exacte image de leur musique aussi hybride qu’enflammée, leur complémentarité symbiotique est une proposition bien plus forte encore que la simple somme de ses brillantes parties.
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Acid Arab semble avoir deux facettes distinctes : une partie scénique en trio avec Guido, Hervé et Kenzi Bourras, et le travail en studio qui se fait à cinq. Pouvez-vous nous expliquer ce fonctionnement ?
Hervé Carvalho : En effet, pour ce qui est du live nous nous produisons dans une formule en trio avec Kenzi, Guido et moi-même, ou juste Guido et moi pour les DJ sets. Ensuite, pour la partie concernant la production, on travaille dans ce studio qui s’appelle le Shelter, avec nos deux associés Nico et Pierrot ici présents (sourire). Pour la musique proprement dite, on bosse essentiellement avec Pierrot, Nico ayant surtout un rôle de management (rires). Et de « nerd » (féru de nouvelle technologie, ndlr) quand on en a besoin, aussi (rire général).
Pierre-Yves Casanova : Disons que tout se fait à cinq, mais que chacun a un rôle bien défini : je suis à fond sur la musique, avec Hervé qui est une sorte de consultant qui mettrait la main à la pâte, et Kenzi, bien sûr, qui est un musicien à part entière et apporte énormément, surtout sur ce nouvel album. Guido est quelqu’un qui a beaucoup d’idées et fait le tri dans les nôtres, tandis que Nico vient derrière apporter sa touche personnelle. C’est comme ça qu’on fonctionne, en gros.
HC : Et après ça, nous avons des réunions et des phases de travail en collectif. Et je dois dire qu’il y a eu des instants assez déments où nous nous sommes retrouvés tous les cinq en studio avec les invités que l’on retrouve sur le disque, ce qui faisait vraiment beaucoup de monde ! Je pense notamment à l’enregistrement des Filles De Illighadad ou à celui du morceau Rimitti Dor avec Sofiane Said.
Guido Cesarsky : Je comprends que ça puisse être source de confusion pour le public, si toutefois ça l’intéresse, vu que je pense que la plupart des gens s’en foutent, pour te dire la vérité (rires). Et ce quelque soit notre configuration, que l’on se présente comme étant deux, trois ou quatre, et maintenant cinq.
PYC : Nous sommes vraiment un collectif au sein duquel chacun apporte sa pierre à l’édifice, d’une manière qui lui est propre. Nico et moi intervenons essentiellement sur le son produit ici en studio, en y intégrant nos connaissances musicales, et la partie émergée de l’iceberg, c’est Kenzi bien sûr, mais surtout Guido et Hervé.
GC : Il faut dire qu’à ce jour, le groupe est quand même plus connu pour ses DJ sets que pour ses prestations live. Il n’est pas question là de comparer qualitativement une formule à l’autre, mais il se trouve juste qu’on a fait trois fois plus de DJ sets que de concerts. C’est pour cela qu’Acid Arab a une très forte image de duo, bien que nous soyons en réalité cinq à travailler sur le projet.
PYC : Les gens croient ce qu’ils voient, donc c’est tout à fait normal qu’ils aient cette impression, quelque part (sourire).
Trois ans se sont écoulés entre la sortie de votre premier album Musique De France et celle de Jdid. Qu’avez-vous vécu en tant que collectif durant cette période ?
PYC : Pour ma part j’ai surtout vu les autres tourner, vu que Nico et moi restons ici pendant ce temps (rires).
HC : On a passé les trois dernières années à jouer un peu partout dans le monde, que ce soit en live ou en DJ set.
GC (songeur) : D’ailleurs quand on y réfléchit deux secondes, c’est une durée assez dingue, en fait…
PYC : C’est vrai que c’est une durée assez importante, surtout si l’on considère que ça concernait la promotion d’un premier album. Les demandes de concerts ou de DJ sets ne se sont jamais arrêtées durant ces trois dernières années, alors qu’en général, la sortie d’un album est prétexte à partir sur les routes pendant quelques mois, avant que le phénomène ne s’estompe progressivement. Là, il se passe quelque chose d’assez incroyable autour d’Acid Arab, qui fait que nous sommes sollicités en permanence.
GC : Pour répondre plus précisément à ta question, il s’est bien écoulé trois ans entre le premier et le second album, mais en réalité il n’y aura eu que deux mois à peine entre la fin de la tournée destinée à promouvoir Musique De France et le début de celle consacrée à Jdid. Ce qui est quand même délirant, quand on y pense.
Ce deuxième album comporte encore plus d’invités que son prédécesseur. J’imagine que ces rencontres sont autant musicales qu’humaines, mais comment avez-vous sélectionné ces personnes ?
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808080; »] »Il y a effectivement plus d’invités sur cet album-ci que sur le précédent, mais il y a toujours un enrichissement naturel de notre propre musique qui est dû à leur présence. » Pierre-Yves Casanova[/mks_pullquote]
HC : Tout d’abord, il y a les gens avec qui on avait déjà travaillé sur le premier album et qu’on avait envie de retrouver sur celui-ci, notamment Sofiane Saidi avec qui on voulait vraiment refaire quelque chose, mais aussi Cem Yildiz ou Rizan Said, qui sont des musiciens ou des chanteurs qu’on apprécie énormément. Ensuite, il y a une grande proportion de ces gens qui a été amenée par le réseau de notre claviériste Kenzi Bourras, qui n’est malheureusement pas là pour te répondre vu qu’il est en Algérie en ce moment : il nous a ainsi ramené des chanteuses et des musiciens avec lesquel(le)s nous avons travaillé sur le disque.
GC : On connaissait déjà Les Filles De Illighadad avant de les voir sur scène, mais lorsque ça a été le cas nous nous sommes immédiatement dit que ça serait génial de les avoir sur l’album. Arriver à les faire venir enregistrer avec nous a été le fruit de centaines de messages et de coups de fil, on a même organisé un concert à Paris à l’occasion duquel nous avons eu des histoires pas possibles pour leur obtenir des visas.
PYC : Il y a effectivement plus d’invités sur cet album-ci que sur le précédent, mais il y a toujours un enrichissement naturel de notre propre musique qui est dû à leur présence. Techniquement, on pourrait très bien avoir recours à des samples, mais nous tenons beaucoup à ce que la conception de nos morceaux soit un moment de partage. Sur les plans musicaux comme humains, bien entendu.
À l’exception notable du dernier titre Malek Ya Zahri, ce nouvel album semble bien plus sombre que le précédent. Dans quel état d’esprit étiez-vous au moment de donner une suite à Musique De France ?
PYC : Je pense que ce nouveau disque est à la fois plus lisible et plus direct que le premier. Il est aussi plus ouvertement orienté dancefloor, pour les clubs. Quand on a démarré la production de l’album, on voulait vraiment que ça aille dans cette direction-là, en tout cas. Tout en étant ouverts aux autres directions possibles où ça nous amènerait. Hervé et Guido ne jouaient pas souvent d’extraits de Musique De France en DJ set, alors qu’au fur et à mesure que l’on créait les morceaux de Jdid, ils les passaient énormément dans ce cadre. Ce qui prouve bien que la dimension n’était pas tout à fait la même.
Selon moi la caractéristique majeure de votre musique est qu’elle ne cherche pas à trouver un compromis entre deux univers distincts mais semble assumer frontalement et simultanément ses deux facettes à 100% : la techno et la musique orientale. Est-ce toujours bien compris par les critiques et le public, en France comme ailleurs ?
PYC : Alors ça, c’est vraiment un beau compliment, parce que même si ce n’est pas toujours ce qu’on veut obtenir de manière consciente, c’est précisément le but de notre démarche (sourire).
GC : En général, nous n’avons que des retours positifs. Il est vraiment très rare que les gens qui n’aiment pas ce que nous faisons viennent nous le dire (rires). Donc même si on n’a peut-être pas systématiquement l’impression que les gens apprécient les choses de la manière dont tu viens de le faire, je crois vraiment que nous n’en sommes pas loin, en tout cas.
Pour aller un peu plus loin sur ce thème, avez-vous le sentiment de parvenir à fédérer deux publics différents ?
GC : Oui, je ressens vraiment les choses comme ça, pour ma part.
PYC : Tu veux dire le côté arabe d’un côté, et l’aspect techno de l’autre ? Il est clair que ça se voit dans le public en tout cas. Si je prends l’exemple du concert que les autres ont donné à la Cigale (le 16 mars 2017 à Paris, ndlr), j’ai vraiment eu le sentiment qu’on fédérait quelque chose. Notre public est aussi mixte que notre musique : on a autant de branchés et de « blédards » que de gens lambda, ce qui nous permet vraiment de voir ce que notre travail provoque chez eux. C’est comme s’ils en étaient le reflet exact, quelque part (sourire). Dans ce contexte, ce ne sont donc plus des clans distincts : tout le monde est ensemble, de la même manière que notre musique est aussi arabe que techno.
En 2017, vous avez obtenu avec Musique De France une nomination aux Victoires de la Musique dans la catégorie « album de musique world ». Au-delà de l’étiquette forcément réductrice, est-ce que cela vous a fait plaisir ?
PYC : Oh tu sais, il est vraiment très compliqué d’arriver à être nommé dans la catégorie « musiques électroniques » aux Victoires de la Musique (rires). Plus sérieusement, il est évident que ça nous a fait plaisir.
HC : À titre personnel, ça a validé énormément de choses dans ma démarche auprès de ma famille : le passage à la télévision reste encore quelque chose de très important pour beaucoup de gens. C’est presque une forme de diplôme, quelque part (sourire). En tout cas, ça a permis de mettre en lumière ce qu’on fait.
GC : Vis-à-vis de nos familles, le passage aux Victoires de la Musique, dans Télérama et à Radio France a été déterminant : une fois qu’on a pu apparaître dans ces trois-là, l’image de notre travail est devenue sérieuse et respectable.
PYC : Ce n’est absolument pas une fin en soi, mais c’est quand même très plaisant de se dire qu’on a obtenu une nomination de ce type. Quelque part, ça « officialise » le bien-fondé de ce qu’on fait, tout en nous donnant une certaine reconnaissance. On existe et on nous dit que c’est pas mal, voilà ce que ça veut dire, en gros (sourire).
Vous avez également lancé en 2017 le label Acid Arab Records. Est-ce une façon pour vous de donner un éclairage à des artistes qui bénéficient d’une moindre exposition que la vôtre ?
GC : Je pense que de toutes façons, ils en auraient certainement eu par un autre moyen. Mais c’est une autre manière pour nous d’avoir toujours à l’esprit la notion de partage dont nous te parlions tout à l’heure. Parmi les rares critiques négatives qu’on a eues par le passé, certaines personnes nous disaient « OK vous prenez, mais qu’est-ce que vous donnez en échange ? » Avec ce label, c’est un peu ce qu’on veut faire.
PYC : Son apport est évidemment crucial dans notre son, mais si notre claviériste Kenzi Bourras était présent, il pourrait te dire que nous lui avons aussi beaucoup apporté musicalement, en lui faisant découvrir des tendances électro qu’il ne connaissait pas avant de nous rencontrer. On espère toujours entretenir un rapport d’échanges avec les gens avec qui on collabore : on ne veut vraiment pas passer pour les voleurs de service, même si on peut comprendre ceux qui le pensent.
Rachid Taha nous a quittés il y a exactement un an. Au-delà de l’amitié qui vous liait et de sa participation au titre Houria sur votre premier album, que représentait-il pour vous sur un plan artistique ?
GC : C’était vraiment le chef de file d’une musique hybride, qui partageait sa culture avec celle de son pays d’accueil. Je ne crois pas qu’avant lui, on ait eu un exemple aussi frappant dans ce domaine.
PYC : Il témoignait d’une véritable ouverture d’esprit, comme à l’égard de toutes les musiques. Il avait vraiment beaucoup d’avance sur tout le monde.
GC : Il faut aussi parler de ses choix de collaborations : il avait une curiosité folle et l’envie d’être partout à la fois. Ça débordait même largement au-delà du cadre autorisé, dans le sens où s’il allait voir un concert, il fallait absolument qu’il monte sur scène (rires). Il avait vraiment un appétit insatiable. Et si tu regardes la liste des gens avec il a travaillé, c’est absolument délirant ! Rien que l’idée d’avoir fait 1,2,3 Soleils, c’est déjà énorme. Et avant ça, quand il a repris Douce France avec Carte De Séjour, c’était quelque chose de très important, symboliquement, pour bon nombre d’immigrés et fils d’immigrés. C’était fou, on n’avait jamais vu ça : ça avait suscité pas mal de débats et choqué certaines personnes à la sortie du disque. De quel droit un Arabe osait-il chanter ça ? Et finalement, il a obtenu une très grande reconnaissance du public et lorsque sa mort est survenue, on a vu cette chose complètement dingue : dans le monde entier, des gens connaissaient Rachid Taha. Et puis il avait ce truc génial aussi : chaque soir de sa vie, il partait se balader, allant à la rencontre de n’importe qui. Ce qui fait qu’à son décès, tout le monde avait une anecdote à rapporter sur lui : « moi j’ai rencontré Rachid tel soir dans tel pays », et ainsi de suite… Je pense qu’il y a des dizaines de milliers de gens qui ont tous eu une petite histoire avec lui, c’est complètement fou. Rien que pour ça, c’était vraiment un personnage extravagant.
La dimension essentiellement rock du travail de Rachid Taha a souvent été source de malentendu auprès d’une certaine frange du public qui ne voyait en lui qu’un chanteur de raï. De la même manière, que pouvez-vous dire à ceux qui accuseraient Acid Arab d’appropriation culturelle ?
GC : Franchement, il est incroyable de réaliser à quel point nous sommes passés entre les gouttes sur ce sujet. C’est peut-être dû au fait que les gens sentent que nous sommes complètement sincères dans ce que nous faisons.
Nicolas Borne : Même si notre démarche est spontanée et honnête, il y aura toujours des critiques, c’est normal. Mais dans l’ensemble, ça passe (sourire).
En 2017 et 2018, vous avez été deux années de suite le groupe français le plus exporté à l’Etranger. Le message inhérent à votre musique peut-il avoir une portée mondiale ?
[mks_pullquote align= »right » width= »300″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808080; »] »Nous sommes bien dans l’idée de rapprocher ces deux cultures dans une seule entité, fut-elle uniquement musicale. » Guido Cesarsky [/mks_pullquote]
GC : En tout cas, je le souhaite. Ce n’est pas le but ultime, mais c’est bien ça l’idée, en effet. Qu’il soit compris par le plus grand nombre serait ce qui nous procurerait le plus de plaisir, c’est certain. On verra bien comment ça se passe par la suite, mais nous sommes bien dans l’idée de rapprocher ces deux cultures dans une seule entité, fut-elle uniquement musicale. Il y a une dimension politique évidente, mais au-delà de ça, nous laissons à chacun le soin de mettre le curseur de l’engagement où il le souhaite. En lui-même, notre projet est éminemment politique et social, mais nous ne ressentons pas vraiment l’utilité d’en parler plus que ça : on peut être à fond dans cette optique ou passer complètement à côté. Au final, ça ne change pas grand-chose à la façon d’écouter le disque, même si faire de la musique arabe dans la France de 2019 a forcément une portée symbolique qui nous dépasse.
Par extension, Acid Arab pourrait-il avoir vocation à amener les gens à réfléchir sur ce sujet ?
GC : Ce serait vraiment le plus beau des compliments que l’on puisse nous faire. Mais très franchement, nous n’en sommes pas encore là (sourire).
Jdid – Acid Arab
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 18 octobre 2019 via le label Crammed Discs.
Acid Arab sera en concert le samedi 7 décembre 2019 à Rennes (Transmusicales), le samedi 25 janvier à Metz (La Bam) et le vendredi 31 janvier 2020 à Paris (Elysée Montmartre).
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Un immense merci à David Beaugier de Crammed Discs France.