[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 2012, les éditions Gallmeister ont l’idée de génie de retraduire la série d’enquêtes du privé Lew Archer signée Ross Macdonald. Si vous vous imaginez que ça ne valait pas la peine, jetez un coup d’œil ici, et vous verrez tout de suite à quel point la qualité d’une traduction change radicalement la perception du lecteur…
Gallmeister ne s’y est pas trompé : l’éditeur a choisi Jacques Mailhos (voir l’interview ici) pour ce projet à long terme : 18 volumes dont l’écriture s’échelonne entre 1949 et 1976. Ross Macdonald, digne successeur de Raymond Chandler et Dashiell Hammett, admiré par James Ellroy et Michael Connelly, est né en 1915 en Californie. Vie mouvementée, drames familiaux, guerre : avant de devenir romancier, Ross Macdonald a eu une vie bien remplie. Il publie son premier roman, The Dark Tunnel, en 1944. Mais sa vie personnelle et familiale traverse des tourmentes : tentative de suicide, maladie mentale, délinquance et fugue de sa fille… Autant d’épreuves qui vont marquer un tournant dans le style de Macdonald, qui s’attache de plus en plus à des thématiques difficiles,
sombres, profondes. Pour en savoir plus sur l’auteur, rendez-vous sur le site de Gallmeister.
Les oiseaux de malheur, paru en 1958, est le septième roman de la série des Lew Archer. Dans le précédent, La côte barbare, Lew Archer avait dû affronter les mœurs surprenantes du milieu du cinéma. Avec Les oiseaux de malheur, nous restons dans le sud de la Californie, à Purissima plus exactement. Purissima, la mal nommée ? Si vous cherchez un peu, vous découvrirez que cette ville est en fait une cité fantôme, une ville qui aurait dû devenir le phare de la région lors de sa création à la fin du XIXe siècle, et qui périclita pour disparaître avant la IIe Guerre mondiale. C’est dire qu’à l’époque où se situe le roman, la vraie Purissima n’est plus qu’un amas de ruines. Ce n’est probablement pas un hasard si la terrible histoire que raconte Les oiseaux de malheur se déroule dans une ville qui n’existe plus…
Le roman commence au moment où Lew Archer est réveillé par une volée de coups martelés à sa porte. Carl Hallman vient de s’échapper de l’hôpital psychiatrique en compagnie d’un de ses camarades, qui n’est autre qu’une vieille connaissance de Lew Archer. Hallman a besoin d’aide, il a besoin de Archer plus précisément. Son père le sénateur est mort, sa mère aussi, son frère Jerry l’a poursuivi de sa sollicitude et a réussi à le faire interner. Quant à sa femme Mildred, pauvre petite chose, elle est restée seule et désemparée dans le domaine familial, au beau milieu du chaos… Chouette famille. A ce moment-là, Lew Archer n’imagine probablement pas dans quel engrenage infernal il vient de mettre le pied. Il pense avoir convaincu Carl de retourner à l’hôpital, il décide même de l’y accompagner dans sa voiture. Mauvaise pioche. Carl l’éjecte et lui vole son véhicule. Voilà donc Archer à Purissima, chez les Hallman, au cœur de la tourmente. La femme de Carl, Mildred, lui confie sa détresse : l’homme qu’elle aime est, selon elle, victime d’une machination familiale visant à l’éliminer de l’héritage en le faisant passer pour un fou dangereux. Face à elle, Vinnie, la femme de Jerry, le frère félon, une belle et fatale sirène qui ourdit on ne sait quel complot avec le médecin de famille, le Dr Grantland, bellâtre patenté.
Voilà, vous en savez autant que Lew Archer. A partir de là, Ross Macdonald tisse une toile d’araignée solide et complexe, trace entre ses personnages des relations aussi tordues que surprenantes, ménage des retournements de situation, nous réserve de ces accélérations dans l’action comme on les aime, sème quelques fausses pistes sans pour autant tricher avec son lecteur. Et surtout, grâce à un style à la fois direct et élégant auquel la traduction de Jacques Mailhos rend formidablement justice, à un humour tendance réfrigérant, à une distance proche du cynisme qui lui permet d’offrir à son lecteur une vision à la fois éloignée et profonde du milieu qu’il décrit, de sa pourriture et de ses faux-semblants, il nous démontre que l’âge d’or du roman noir incarné par Chandler et Hammett ne s’arrête pas avec ces deux-là, à la fin des années 50. Encore une bonne dizaine d’enquêtes de Lew Archer restent à retraduire, et c’est autant d’impatiences pour ceux qui, comme moi, sont tombés amoureux de l’enquêteur de Ross Macdonald.
Ross Macdonald, Les oiseaux de malheur (1958), traduction de Jacques Mailhos, Gallmeister (2015)