[dropcap]L[/dropcap]es souvenirs de Kalitine remontent à sa conscience tels des cadavres à la surface de l’eau, sans doute comme ceux des anciens détenus qu’on noya sauvagement au large de cette Île, cette place forte incroyable où, dans un laboratoire clandestin de l’URSS, il a mis au point le poison absolu. Kalitine est chimiste, il est le savant qui a inventé Le Débutant, une arme redoutable, un poison dont l’efficacité n’a d’égale que l’instabilité chimique, rendant toute manipulation terriblement dangereuse, au point qu’il aura raison de la femme même de son inventeur ! Pourtant quand s’ouvre le récit que nous livre Sergueï Lebedev, cette gloire soviétique a depuis longtemps quitté le dangereux sérail des élites du Grand Frère. Katiline est à l’Ouest, il a fui l’effondrement du système ; il a paradoxalement préféré une forme de trahison extrême à toute compromission avec ce qui ne serait plus qu’une mascarade, une lointaine ombre de l’ordre qu’il a servi.
« Le Débutant était faible précisément à cause de sa force. Il était intraçable et létal, mais comme produit chimique il était trop instable ; ces deux qualités portées à l’absolu l’étaient au détriment de toutes les autres. Trop mortellement dangereux pour être viable, comme une chimère.
Le Débutant n’était pas apte à une action ciblée ; il ne laissait pas de trace mais était dépendant de son récipient. Les experts posèrent toute de suite la question du mode d’emploi : comment se servir d’une substance qui tue à la fois l’assassin et la cible ? »Sergueï Lebedev
Mais difficile bien sûr pour tout démiurge qui se respecte de se séparer de sa créature. Le « maître es poisons » a donc quitté son ancienne patrie avec quelques échantillons du Débutant précieusement cachés dans un coffre. Quand l’intrigue s’ouvre, il envisage de les exhiber dans une commission internationale, auprès de ceux qui sauront reconnaître son génie et offrir un ultime piédestal à sa substance maléfique. Bien sûr pour ceux qui sont restés de l’autre côté du monde, pour ces généraux fils des fées galonnées qui se sont penchées en leur temps sur le berceau du Débutant, toute cette publicité bruyante et totalement déplacée est intolérable. Comme on dit en langage d’espion, l’objectif doit être détruit. Deux agents, Cherchniov et Grebeniouk, partent avec l’ambition et l’ordre impératif de faire respirer à Kalitine, pourtant à l’article de la mort, ce produit qu’il apprécie tant …
« Kalitine savait que ce qu’il avait inventé, produit, ce n’étaient pas seulement des armes mortelles spécifiques, conditionnées dans des ampoules. Ce qu’il créait, c’était la peur. Il aimait cette pensée simple et paradoxale : le meilleur poison, c’est la peur. L’empoisonnement le plus réussi, c’est quand un homme s’empoisonne lui-même. Et ses créations à lui, Kalitine, n’étaient que des vecteurs, des semeurs de peur. Même le Débutant, si parfait soit-il. »
Sergueï Lebedev
Le roman de SergueÏ Lebedev, thriller d’espionnage (pas d’inquiétude je ne vous révélerai rien !) sous la plume d’un spécialiste des secrets de l’histoire soviétique, installe progressivement autour des protagonistes clés une étonnante réflexion sur les coulisses des services secrets. Si son analyse ne mésestime jamais les dynamiques profondes du système totalitaire soviétique et de celui qui lui a succédé, l’auteur propose aussi d’y adjoindre une analyse intime et éclairante du rapport individuel des personnages à leur engagement militaro-politique. En premier lieu la figure de celui qui pourrait être le savant fou, Kalitine, totalement aveuglé par son ambition scientifique et introduit dans le saint des saints par un mystérieux Oncle Igor, pas vraiment oncle mais totalement acquis à la cause qu’il défend au point de considérer pour quantité négligeable toute question qui viendrait interroger la pertinence des moyens que la science peut utiliser. À ses côtés Kalitine apprendra à voir l’homme comme un objet, un simple moyen, un « mannequin » au service d’un idéal qui n’a pas de limite. Mais la nouvelle garde des services secrets en la personne de Cherchniov, incapable de sortir de la logique de la violence même avec son propre fils, n’a rien à envier aux méthodes d’avant le grand effondrement et permet de montrer qu’au-delà de la parenthèse qui s’ouvrit après la chute de l’URSS, les éléments de permanence sont peut-être finalement beaucoup plus nombreux que les éléments de changement.
Car tous partagent une même compétence, une même angoisse, la maîtrise de la peur, celle qu’on génère chez l’autre, celle qu’on dompte, celle qui vous liquéfie, celle qui vous fait sentir que vous êtes vivant. Élargissant les codes classiques du genre, Le Débutant est un texte dense, mystérieux, puisant sans cesse dans la mémoire de ses protagonistes et qui ne lève que très progressivement, ou partiellement ses zones d’ombre. Lieux flous (même si on croit reconnaître les Iles Solovki ou les territoires de l’ex Tchécoslovaquie), dates probables, mais une seule certitude, celle que quel que soit le lieu où vous êtes, quelle que soit la distance que vous tentez de prendre avec votre passé, quelqu’un continue de vous surveiller, de vous espionner. Ne vous fiez à personne !
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Le Débutant de Sergueï Lebedev
traduit par Anne-Marie Tatsis-Botton
Les Éditions Noir sur Blanc, août 2022
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Image bandeau : Photo by Alex Knight on Unsplash