Affilié à la toute jeune et flamboyante scène rock tendance post punk britannique apparue ces dernières années et que schématiquement et paresseusement, on étendra de Black Country New Road à Idles, Shame semble faire bande à part et fait même tout pour s’en distinguer. Les 5 du Sud de Londres en donnent une éclatante nouvelle preuve à l’occasion de la sortie de Food For Worms, leur troisième album paru en février dernier, qui les voit prendre un nouveau tournant tout aussi passionnant que les précédents.
Le morceau Adderal, en écoute ci dessous et morceau majeur du disque, symbolise à merveille cette volonté de ralentir le tempo, développer le songwriting tout en gardant l’emphase et la puissance propre à la clique de Charlie Steen, en grande forme vocale, plus unie que jamais. Shame prouve ainsi que parmi ses influences, Bob Dylan est tout aussi d’actualité que The Fall.
L’autre très grand titre, le plus long comme en a pris l’habitude Shame sur tous ses disques, s’intitule All The People et arrive en toute fin d’album. Beau comme du Pavement de la grande époque, touchant comme du Pogues, cet hymne à l’amitié rappelle comme le groupe est d’abord une bande de potes issus des mêmes bancs de l’école, et dont l’entente et la connivence lui ont juste permis de devenir le meilleur groupe sur scène du monde et au delà. Si Shame a confié la production au boulimique et célèbre Flood (U2, Nick Cave, PJ Harvey…), Charlie Steen, les guitaristes Eddie Green et Sean Coyle-Smith, le bassiste Josh Finerty et le batteur Charlie Forbes apparaissent toujours unis comme au premier jour, lorsqu’on les avait découverts avec The Lick, leur premier single qui date déjà de 2016, annonciateur de Songs Of Praise, leur premier album coup de poings.
Si Phoebe Bridgers prête sa voix à Alderall, si l’ancien Elastica et Linoleum Paul ‘Shag’Jones rajoute sa guitare au furieux brulot Six Pack ou bien si l’ingénieur de Squid et Black Midi, Max ‘Sizzle’Goudling a participé à la composition de quelques titres comme Fingers Of Steel ou Alibis, c’est d’abord un remarquable travail d’équipe qui se révèle tout le long de ce Food For Worms, sur lequel chacun prend parfaitement sa place, alors que les prouesses vocales de Charlie Steen accaparaient la lumière, du moins sur disque. C’est particulièrement vrai sur la doublette Burning By Design/Different Person qui semble construire un pont entre Fat White Family et Black Midi, et, sur laquelle la rythmique s’embarque dans une vertigineuse cavalcade, que les guitares tendent désespérément de rattraper et de calmer le jeu, avant de tisser de jolies arabesques, autour de la voix de Steen, tour à tour martiale puis au bord de l’explosion.
Les deux premiers singles issus de l’album, Fingers Of Steel et Six-Pack, qui s’enchaînent en tout début de Food For Worms, nous avaient à la fois confirmés la puissance sonique de Shame, qui pourrait s’apparenter à une horde de hooligans distingués mais pas préparés à la plus grande subtilité que le groupe va démontrer par la suite, même si quelques notes de pianos auraient pu nous mettre la puce à l’oreille.
C’est en effet à partir de Yankees que cette nourriture pour vers de terre devient parfaitement délectable. Intro tout en douceur, avant une mise sous haute tension qui n’est pas sans évoquer le son des 90’s, entre Pavement et Sonic Youth, avec un saisissant travail sur les voix et le tranchant des guitares, Shame tient là encore un morceau qui fera de leur prestation unique un moment d’exception, alors qu’Alibis, sec, à vif et teigneux comme du Mark E. Smith, est celui qu’on aurait le plus facilement imaginé sur Drunk Tank Pink.
Shame ose même la ballade semi-acoustique sur le sombre et émouvant Orchid, Charlie Steen s’y révèle un crooner tout à fait convaincant, alors que ses acolytes changent subtilement de direction et de rythme tout en gardant le fil de la mélodie. Tout aussi sombre mais bien plus volcanique, The Fall Of Paul s’embrase rapidement à coup de riffs de guitares tranchants comme une lame, symbole d’un disque sans aucun temps mort, ni faiblesse.
Food For Worms, c’est donc bien du Shame, mais du Shame qui voit les années passer, les tournées s’enchaîner accompagnant ainsi le groupe de l’adolescence à l’age adulte, avec en filigrane cette crainte de perdre l’engouement du début et de stagner, voire de lasser ou de se lasser. L’album garde tout ce qu’on a déjà aimé chez les 5 londoniens, tout en élargissant leur palette, comme si leur regard portait dorénavant de l’autre côté de l’Océan mais avec cette volonté farouche de rester les meilleurs amis du monde tout en grandissant ensemble.
Sacré disque, sacré groupe, forcément indispensable, régalez vous comme le plus heureux des vers de terre ! !!
Shame · Food For Worms
Dead Oceans / Modulor – 24 février 2023