Nous ne connaitrons pas son prénom. Pour nous ce sera Shy, le timide. Pourtant tout au long de ce court roman de l’écrivain anglais Max Porter, publié en cette rentrée littéraire aux Éditions du sous-sol dans une traduction de Charles Recoursé, nous ne le quitterons pas ; nous marcherons dans ses pas, pénètrerons à l’intérieur de son crâne, entendrons les voix qui s’y disputent furieusement l’espace.
Shy est un adolescent difficile, peut-être même un peu plus. Après quelques crises de violence extrême à l’encontre de tiers, de camarades et même de membres de sa cellule familiale, il a été viré du lycée. Il a été placé dans la si bien nommée École de la Dernière Chance, un établissement spécialisé où on tente d’accompagner les enfants qui ont quitté le droit chemin. Mais la Dernière Chance elle-même est sur une ligne de crête, puisqu’un promoteur immobilier menace de faire disparaître l’institution et de la remplacer par des logements de luxe. Face à cet avenir bouché, aux incessantes altercations entre les pensionnaires et à l’incompréhension de tous et de lui-même, Shy a finalement décidé de fuguer et de se réfugier, là où plus personne ne pourra l’atteindre, au fond de l’étang voisin.
Dès l’ouverture du texte, le caractère désormais insupportable, intolérable de la vie pour Shy est symbolisé par un poids énorme, son sac. Son sac à dos Shy l’a rempli de silex avant de l’endosser pour s’enfoncer dans les eaux glacées et définitives du lac. Ce poids le fait horriblement souffrir malgré la distance relativement modeste qui le sépare de l’étang fatal. En nous proposant de suivre le héros, pas à pas jusqu’à l’eau, Max Porter nous emmène sur une sorte de chemin de croix aux côtés du jeune homme. Nous ressentons nous aussi, cruellement, les bretelles du sac à dos nous qui nous cisaillent les épaules, ainsi que notre impuissance totale à lui venir en aide. Durant ces moments qui le séparent de l’eau, dans cette dernière descente aux enfers, les voix de tous ceux qui composent la vie de Shy se bousculent. La narration est une succession de bribes de dialogue, une polyphonie de l’échec annoncé. Des voix qui relatent les épisodes les moins glorieux de son parcours et qu’il ne comprend toujours pas, mais aussi la voix de sa mère, de son beau-père, celle des éducateurs ou des autres adolescents de l’institution. Tout le monde parle, parle, a quelque chose à dire.
« Le sac à dos pèse une tonne.
Le parquet râle.
Dernière vérification : le spliff est bien coincé en biais dans le paquet d’Embassy vide.
L’inspection du matin à un demi-rêve de là.
La chambre est douce, moelleuse. Tentante.
Nerveux.
Le sac à dos pèse une tonne.
Il est 3h13 du matin.
Le sac est plein de cailloux, normal qu’il pèse lourd. »
─ Max Porter, Shy
Un très intéressant travail de typographie permet de distinguer très aisément les registres, les différentes voix qui s’entrechoquent sous le crâne de Shy, donnant ainsi à chacune une épaisseur, un couleur sonore particulière. Ainsi de la voix du beau-père, utilisant des caractères énormes et dont il faut suivre les lignes au recto et au verso, des caractères qui prennent toute la place, qui envahissent tout autant la page que le cerveau de Shy. Alors bien sûr, on pourrait dire de toutes ces voix qu’elles permettent de se faire une idée de la situation de l’adolescent, qu’elles nous informent de toutes les dimensions du « problème », du pourquoi on en est arrivé là. Mais en fait elles ne produisent dans la tête du lecteur comme dans celle de l’adolescent, qu’un bruit assourdissant, un flot de paroles où rationalisation excessive, empathie ou menaces ne génèrent finalement qu’un concert cacophonique stérile.
« C’est dur, de plus en plus dur de se frayer un passage dans les voix. Ses yeux se détraquent en essayant de deviner la distance et la forme des choses dans cette pénombre légère. Il s’apitoie sur son sort, englué en lui-même, et progresse à l’aveugle dans la gadoue. C’est pour cette raison qu’on a inventé les bottes. Ses Classics sont foutues. »
─ Max Porter, Shy
Shy, comme cela est déjà arrivé maintes fois, n’en peut plus. Il ne parvient pas à comprendre pourquoi les choses adviennent comme ça, pourquoi il se retrouve toujours dans des situations inextricables. Heureusement il lui reste la musique. Son walkman, ce meilleur ami qui seul parvient à faire taire le bruit d’un monde inhospitalier et incompréhensible, cette musique salvatrice qui lorsqu’il en pousse le volume met en échec les voix qui hurlent dans sa tête. L’adolescent poursuit méthodiquement son trajet vers le lac sombre et froid. Un suspense intense, comme un long travelling, va tenir le lecteur en apnée sur le dernier tiers de ce roman saisissant. Shy semble y reprendre la main ; ce sont désormais sa voix à lui, ses propres pensées, qui prennent le lead et s’imposent au texte. Lui dont la tête, à l’instar de celle du chien sur la très belle couverture du livre, ployait pitoyablement, va soudain lever le regard…
Shy est un livre percutant mais qui se tient à distance du jugement, il se contente de dire. Il nous permet de pénétrer au cœur de la souffrance intime d’un adolescent et atteste, s’il en était besoin, qu’un rien peut faire dévier une trajectoire, qu’il n’y a peut-être pas véritablement toujours quelque chose à comprendre ou à expliquer.