Il était un peu surprenant de lire le pitch du nouveau film de Denis Villeneuve, qui semblait bien classique au regard de ses opus précédents. Dans la veine du Traffic de Soderbergh, il explore les méandres de la lutte antidrogue à la frontière mexicaine, avec un souci plastique et moral qui rappelle souvent le Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow.
Sicario impressionne de prime abord par sa forme, ce qui n’est pas forcément bon signe : par une mise en scène assez ostentatoire, il immerge le spectateur dans l’horreur et la tension générées par une guerilla sans pitié, déclinant les missions à haute tension d’une équipe bigarrée : dans un pavillon résidentiel de Phoenix, lors d’une exfiltration sur Juarez, l’enfer sur terre de la drogue, puis les tunnels clandestins (séquence plus maladroite dans son recours aux caméras de vision nocturne) ou la villa fortifiée d’un baron de la drogue. Tout est clairement disséminé de façon à varier les univers visuels et les enjeux scénaristiques, et si l’effet catalogue pointe de temps à autre, la dynamique est tout de même cohérente.
Car il faut reconnaître au réalisateur de Prisoners le talent pour donner chair à la tension. La séquence maîtresse, celle de la descente sur Juarez, est un sommet de maîtrise, d’une fluidité admirable, multipliant les points de vue et les variations de rythme pour maintenir éveillés les sens de l’équipe tactique. On pense très fortement aux cimes atteintes par Heat de Michael Mann.
Certes, tout cela n’a rien de foncièrement original, et la trame générale, à savoir l’initiation par une jeune ambitieuse aux pratiques pour le moins borderline de la CIA et consorts face aux rivaux hors norme des cartels, ne se fait pas sans certaines lourdeurs, qui auraient cependant pu être bien plus présentes. Brolin en barbouze sans concessions, Benicio Del Toro en tueur aux motivations complexes, le pote noir qui représente la raison et les pieds sur terre, ne sont pas des modèles d’ambiguïté ; et le montage parallèle avec le flic mexicain et sa famille est plutôt dispensable, nous renvoyant aux lourdeurs du Babel d’Inárritu. Pourtant, l’alchimie générale fonctionne pour un propos d’une noirceur bienvenue. Sans didactisme outrancier, Villeneuve renvoie dos à dos les deux camps, usant de la même violence pour pouvoir combattre à armes égales. Manipulation, cynisme, la trajectoire de la très convaincante Emily Blunt est celle des illusions perdues, et la voir s’abimer progressivement au contact de ce monde dans lequel elle renonce de faire justice est une des réussites du film, qui par ce pessimisme nous conduit du côté du sous-estimé Cartel de Scott, ou du modèle du genre, No Country for Old Men des frères Coen.
Il était aisé de ne livrer qu’une copie paresseuse où les scènes d’action formellement maîtrisées auraient fait le seul intérêt du film. Villeneuve les double d’une atmosphère crépusculaire et d’une morale trouble, où la loi doit s’encombrer de l’illégalité la plus sombre pour parvenir à « mettre un coup de pied dans la fourmilière ». Loin de la légitimer, il la constate, avec son héroïne avec une passivité résignée et effarée qui en dit long sur l’état du monde : avoir su conjuguer adrénaline et dépression avec un tel équilibre est sans doute la plus grande réussite de son film.