« There’s room at the top they’re telling you still
But first you must learn how to smile as you kill
If you want to be like the folks on the hill. »
(« Ils te racontent encore qu’il y a de la place chez les grands
Mais qu’il faut d’abord apprendre à sourire tout en tuant
Si tu veux vraiment être tout là-haut comme ces gens. »)
(John Lennon, Working Class Hero)
Les liens entre la musique pop britannique et le constat social, qu’il soit froidement analytique, précisément détaillé ou ouvertement provocateur, ont toujours été ténus et sensibles. Des slogans générationnels des Rolling Stones (Street Fighting Man, notamment) à la virulence rugueuse des Clash, de la plume décomplexée d’un Billy Bragg à la verve acide des Streets de Mike Skinner, de la sécheresse clinique des premiers Jam à la mélancolie anxieuse de Robert Wyatt (on se souvient encore, plus de trente ans après, de son amer Shipbuilding, taillé sur mesure par Elvis Costello), le Royaume Uni aura longtemps été pourvoyeur de talents incandescents, capable de transcender le cadre de la simple chanson pour décrire leur époque. A ce jeu-là, des swingin’ sixties aux années indie-pop, beaucoup se seront brûlés les ailes, auront compromis leur éthique au profit du système ou auront tout simplement vu s’étioler la relation privilégiée avec leur public.
Depuis, les années baggy et leur épicurisme débridé, le courant britpop, la vague techno ou même le renouveau rock récent auront assez peu repris le flambeau, certes lourd et difficilement maniable sur la longueur, de la contestation frontale et du contenu à forte teneur politique. Et pourtant, en nos temps de plus en plus troublés, complexes et aliénants, il était curieux de ne pas voir surgir du paysage un artiste ou un groupe ayant pour motivation essentielle celle de prendre à bras le corps et de faire sa fête à la grisaille contemporaine.
Un hybride speedé de punk et de hip hop
On était loin de prévoir que cette attente serait comblée par l’arrivée sur le devant de la scène, il y a déjà quelques mois maintenant, d’un duo aussi atypique que celui formé par les deux membres des Sleaford Mods : à la première écoute, on pense à un hybride speedé de punk et de hip hop, porté par un débit autoritaire et élastique sur des rythmiques frénétiques et obsédantes. La découverte visuelle du groupe est à l’avenant : au micro, Jason Williamson semble comme possédé par ses propres diatribes, tandis qu’Andrew Fearn, à son côté, balance laconiquement ses trames sonores depuis son ordinateur portable tout en éclusant des cannettes de bière à la chaîne. L’image paraît secondaire, mais elle rend bien compte, viscéralement, de toute la spécificité scotchante de cette musique à la fois urbaine et sauvage, carrée et libre, dure et addictive.
Les deux quadragénaires originaires de Nottingham proposent (ou plutôt nous balancent en pleine poire) une forme particulièrement urgente de spoken word halluciné, travaillé dans la chair par une scansion fiévreuse et un verbe goguenard. La plume acérée de Jason Williamson (assurément l’un des meilleurs auteurs du moment), bien que fine dans son souci de la formule qui fait mouche, ne fait pas de détail quand il s’agit de choisir des cibles : tout y passe, de l’apathie généralisée de ses concitoyens à l’absurdité de la vie culturelle de son pays, de l’insécurité sociale chronique, érigée en dogme politique, à la crasse (matérielle comme mentale) à laquelle sont condamnés les laissés-pour-compte de l’économie de marché, des méfaits du capitalisme rampant à la veulerie abyssale qui contamine tous les pans d’une société rendue mortifère par l’individualisme qu’elle génère elle-même. Sans se départir d’un humour noir et ravageur, et ne s’épargnant pas lui-même dans la foulée, Williamson éructe sa rage par tous ses pores, avec des intonations évoquant parfois la harangue cynique du Mark E. Smith de The Fall ou la paillardise roublarde du Shaun Ryder des Happy Mondays.
Niveau lexique, si les traditionnels « cunts », « twats » et autres « bastardz » (tous des connards, quoi) sont bien de la partie, donnant l’occasion à Jason Williamson d’élever la pratique consommée du juron au rang de grand art (martial), on a aussi droit à l’emploi d’une imagerie allant du doucement baroque au carrément monstrueux, pour décrire par le menu les tourments du bonhomme. Ainsi, une terrifiante pieuvre hantant les latrines d’un pub pourri s’invite au détour du single Tied Up In Nottz (« release the stench of shit grub like a giant toilet kraken »), déjà bien mis à l’épreuve par une odeur rance de pisse et de bacon entremêlés, alors qu’ailleurs, sur l’explicite mais hilarant Liveable Shit, l’image du visage de l’actuel occupant du 10, Downing Street est décrite comme projetée dans le ciel, menaçante et ricanant comme celle de Gary Oldman dans le Dracula de Francis Ford Coppola.
Entre basses rugueuses ou bondissantes et rythmes impitoyables ou lancinants
Petit retour en arrière : c’est en 2007, après avoir bourlingué au sein de diverses formations locales, que Jason Williamson se lance, seul, sous le pseudo Sleaford Mods (alors qu’il n’a rien à voir avec la ville ni le courant musical évoqués, mais le nom « sonne bien ») pour laisser exploser sur scène sa vertigineuse logorrhée verbale, sur divers fonds sonores concoctés par ses divers partenaires musicaux. C’est la rencontre, en 2011, avec le touche-à-tout autodidacte Andrew Fearn, qui va changer la donne, permettant au projet de prendre une nouvelle dimension et de passer à la vitesse supérieure.
On songe, toutes proportions gardées, à la complicité symbiotique du tandem qui fit du groupe The Smiths, durant les années 80, le fleuron d’une indie-pop racée, exigeante et explosive : si Williamson est une sorte de Morrissey de caniveau, dopé à la frustration et à la mauvaise vie, alors Fearn est sans conteste le Johnny Marr du laptop. Oh, pas de cris d’orfraie, hein : bien entendu, on ne retrouve pas ici de progressions harmoniques scintillantes ou de glissements d’arpèges cristallins comme chez l’illustre quartet de Manchester. En revanche, sur le principe, chez les Sleaford Mods, la forte complémentarité du mariage entre le débit monocorde, vindicatif et acrobatique de l’un et les constructions rudimentaires, minimales voire ascétiques de l’autre peut faire penser à l’alchimie idéale de leur binôme fondateur.
Dès lors, tout s’accélère : après quelques singles pour étrenner la nouvelle formule, le duo sort coup sur coup deux albums frondeurs, galvanisants et abrasifs, d’abord Austerity Dogs en 2013, puis le très remarqué Divide And Exit l’année suivante. Entre basses rugueuses ou bondissantes et rythmes impitoyables ou lancinants, les Sleaford Mods développent un son unique, aux confins du post-punk le plus noir et du hip hop le plus lourd. La presse s’échauffe, le buzz s’emballe doucement, la formation commence à faire sérieusement parler d’elle et fin 2014, leur nom est sur toutes les lèvres outre-Manche.
Si Williamson et Fearn, malgré une présence visuelle limitée, se taillent alors une solide réputation scénique (qui culminera en juin dernier avec une apparition très attendue sur la scène John Peel du très populaire festival de Glastonbury), les interviews données en marge font crisser bien des dents dans le landerneau du rock anglais : n’ayant pas plus sa langue dans sa poche dans ce contexte que sur disque, le chanteur n’hésite pas à tailler pas mal de costards, notamment à des figures emblématiques (Paul Weller et Noel Gallagher en tête) qu’il estime avoir acquis une position de parvenus, déconnectés des réalités et de leurs fans.
Le retour de bâton ne se fera pas attendre, et certains commencent même à mettre en cause l’honnêteté de Williamson, qui, ayant pu abandonner son job quotidien pour se consacrer à la musique, perdrait du coup toute légitimité pour écrire sur la condition de la classe ouvrière. Pour couronner le tout, les Sleaford Mods apparaissent fin mars sur l’album des vétérans techno-rock The Prodigy, pour un featuring explosif sur le titre Ibiza. Si l’alliance avec le producteur Liam Howlett (qui, dans les années 90, rêvait de faire de son groupe les Sex Pistols électro) ne paraît pas illogique, elle jette en revanche une suspicion sur les motivations profondes de Williamson et questionne son intégrité : allait-il succomber aux sirènes de la tendance, s’asseoir sur ses principes et répondre aux nombreux appels du pied que le mainstream semble faire à son projet ?
La réponse à ces interrogations, légitimes en regard de la position enviable de fer de lance dont jouit le duo depuis quelques temps maintenant, est arrivée au cœur de l’été, il y a pile un mois, avec la sortie de leur troisième véritable album (le neuvième si l’on compte la myriade de CD-R sortis en catimini par Williamson ou, surtout, l’essentielle compilation Chubbed Up + sortie sur le label Ipecac à destination du public américain), Key Markets, du nom de l’un des premiers gigantesques centres commerciaux anglais, devenus au fil du temps temples du consumérisme effréné et observatoires cruels de la condition humaine contemporaine.
Dès les premières secondes, ça castagne sec
Premier constat : le groupe est resté fidèle au label qui l’a aidé à se développer, le disque sortant encore sur la modeste structure Harbinger Sound. Dès les premières secondes, on est en terrain connu : passé un chant éraillé de fans, genre bande de supporters avinés, scandant le nom du duo, ça castagne sec. Live Tonight se déploie sur une basse sourde et sèche, avant que le plus bagarreur encore No One’s Bothered, qui sonne presque comme une version digitale des gloires punk The Exploited, ne prenne le relais sans nous laisser reprendre notre souffle. Pogo garanti dans la fosse. On ne change pas une formule tout court, même si la suite du programme offre des options intéressantes : Key Markets s’autorise quelques variations mélodiques (à base de guitares rachitiques ou de claviers discrets), et Williamson se prend même à chantonner sur certains titres, ce qui, loin d’adapter l’univers des Sleaford Mods à un quelconque format pop, nous plonge dans une étrangeté encore plus profonde que sur les précédents disques.
Dans la veine des mises au point lapidaires, Bronx In A Six ou Cunt Make It Up s’attaquent sans détour aux divers poseurs qui polluent la scène rock anglaise (selon Williamson tout du moins), mais c’est Face To Faces qui procure d’emblée les sensations les plus fortes : comme son titre le sous-entend, le morceau nous donne, jusqu’à la nausée, la sensation d’être noyé dans la masse, toute personnalité gommée au profit d’un système qui nous en demande toujours plus (« in our arses, in our food, in our brains and in our death / in our failure to grab hold of what fucking little we have left » / « dans nos culs, dans notre bouffe, dans nos cerveaux et dans notre mort / dans notre échec à prendre possession du putain de peu qu’il nous reste »), tout juste ponctué dans son obsédant refrain par un salutaire cri de survie (« Aliiiive ! »).
Arabia nous offre, tel un train fantôme, une visite guidée du supermarché qui donne son nom à l’album, avant que l’énervé (et du coup mal-nommé) In Quiet Streets ne nous projette dans le rituel monotone d’un combat quotidien qui a malheureusement tout d’ordinaire. Loin d’assouplir l’ambiance, le single Tarantula Deadly Cargo, passé un piano bastringue placé en ouverture tel un trompe-l’œil, glisse abruptement sur une cadence sourde et lancinante, à peine allégée par la mention d’un cornet de glace avalé à la va-vite sur un quai grisâtre.
Après un Rupert Trousers poisseux, qui rappelle les meilleurs dubs sombres du DJ Andrew Weatherall et un Giddy On The Ciggies en guise de dernière cavalcade, Key Markets s’achève sur le flippant The Blob, où Jason Williamson utilise la figure du monstre cinématographique du même nom, amibe extra-terrestre agressive en expansion permanente, pour décrire l’inéluctable asphyxie de tout un peuple par une routine systémique lénifiante en roue libre. A elle seule, l’unique note de clavier, glaçante, qui souligne chaque mesure du morceau, suffit à déclencher une sensation de panique indescriptible… et le disque se termine ainsi, brutalement, dans une dernière respiration asthmatique.
Sans révolutionner quoi que ce soit dans leur ligne éthique, mais en creusant plus profondément un sillon qui semble ouvert comme la plaie béante des maux d’une nation toute entière, Key Markets démontre, en douze titres et quarante minutes à peine, que les Sleaford Mods n’ont rien perdu de leur mordant ni de leur pertinence aiguisée. En outre, il complète idéalement l’œuvre déjà accomplie en dessinant une évidence inédite : la bruyante mosaïque du duo est finalement une forme radicale et épurée de musique ethnique (voire tribale), celle d’une civilisation occidentale coincée entre son appétit de développement perpétuel et les limites du monde qu’elle doit partager avec d’autres pour survivre, aliénée par l’abondance de sa propre technologie et la pauvreté croissante de sa propre conscience morale.
Ni l’éventuelle barrière de la langue ni l’accent à couper au couteau de Jason Williamson ne sont des freins à la compréhension de cet état de fait : le message des Sleaford Mods, dans l’implacabilité de sa mise en sons et la virulence de son exécution, est parfaitement intelligible.
Et les sentiments contradictoires ainsi suscités, que ce soit le stress de l’isolement postmoderne (en dépit de l’abondance des moyens de communication et malgré l’apparente ouverture mondialiste), ou la volonté confuse mais irrépressible de résistance à la fatalité ambiante, sont, eux, bel et bien universels.
Key Markets est sorti le 24 juillet 2015 via Harbinger Sound.