[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]i je dois bien admettre que les dernières nouveautés m’ont rarement intéressé, je suis au contraire relativement enthousiaste envers les quelques antiquités sur lesquelles j’ai pu tomber ces derniers temps.
Lorsque les deux compères du label Souffle Continu Records ont évoqué les nouvelles rééditions, j’ai tout de suite cherché à en savoir plus. Il faut dire que depuis les débuts, ils côtoient l’excellence à chacune de leur sortie. Comme évoqué dans un précédent article, ce travail d’archiviste qui consiste à exhumer les disques oubliés et français des années 70 semble s’affiner de sortie en sortie.
Les trois dernières sorties en date sont proprement fantastiques. Outre un artwork soigné, les disques sont toujours aussi beaux et bons et l’on perçoit facilement à chaque coin de sillon l’exigence de ces deux esthètes de la musique innovante.
Triode – On N’a Pas Fini D’Avoir Tout Vu (1971)
Michel Edelin (flute), Pierre Chérèze (guitar), Pierre-Yves Sorin (bass), Didier Hauck (drums) Futura – Réédition Souffle Continu Records
On oublie trop souvent de le dire, mais la musique est avant tout une affaire de mode et de contexte. Et bien des disques sont à remettre dans leur contexte culturel car si certains vont devenir intemporels et traverser les âges, d’autres vont malheureusement être victimes de ce contexte, de cette mode, mais aussi de l’image qu’ils vont véhiculer et des références qu’ils peuvent emmener avec eux.
Triode, c’est avant tout un quatuor. Et lorsque j’ai commencé à évoquer leur musique, le premier nom qui est apparu, un peu partout, est celui de Jethro Tull. Houlà… je vois déjà les gros yeux exorbités de certains lecteurs. Jethro Tull, chantre du mauvais goût, du progressif pénible, de la caricature musicale. Sauf qu’avant de devenir le farfadet grandiloquent et souvent grotesque que tout le monde connaît, Ian Anderson a commis deux albums teintés de British Blues relativement excellents. Et c’est avant tout vers cette veine qu’il faut se tourner si l’on veut rapprocher Triode de Jethro Tull. Ceci dit, dès qu’un gus empoigne une flûte traversière, on lui colle immédiatement l’étiquette Jethro Tull. Certes, Triode sonne un peu comme du Jethro Tull première mouture, mais les quatre français ont clairement su se démarquer de leurs influences. Ici, point d’envolées moyenâgeuses comme Aqualung en servira quelques mois plus tard. On tord le psychédélisme, le format rock, on essore le jazz-rock qui en est encore à ses débuts.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#993300″]Tout ce qui comporte de la flûte traversière n’est pas forcément un ersatz de bas étage de Jethro Tull[/mks_pullquote]
La production est impeccable, et les titres s’embarquent dans des improvisations ou se mêlent flûtes, guitares et autres percussions. Le traitement des instruments est racé et sec, exempt de toute surenchère. Livrant, par exemple, leur version du « Come Together » des Beatles, à grands renforts de flûte et de guitare fuzz, le groupe enchante par sa simplicité à une époque où l’on commençait à tout compliquer dans le monde de la pop, pour sonner toujours un peu plus original, ce qui finira par donner, dans le monde du prog par exemple, des choses parfois insupportables. S’en détache un malin plaisir à jouer de la musique en toute simplicité, avec des sonorités clairement seventies.
Ce groupe éphémère prouve alors qu’en France, nous sommes aussi capables de produire de la musique aboutie et originale, et que nous pouvons, sans avoir à rougir, rivaliser avec les productions américaines ou anglaises. Le disque, composé uniquement de morceaux instrumentaux naviguent aux frontières de jazz-rock, du progressif et d’une certaine pop anglaise, en menant sa propre barque. Les guitares tournoyantes et la basse omniprésente s’approprient les lieux d’une manière extraordinaire. Les rythmiques de guitare notamment sont sèches et parfois répétitives, soutenant des motifs brodés sous le signe de la limpidité. Alors, si l’on se sent prêt à aller voir un peu plus loin que le bout de son nez en se disant que tout ce qui comporte de la flûte traversière n’est pas forcément un ersatz de bas étage de Jethro Tull, il faut écouter ce quatuor parisien qui pourrait même vous faire planer, comme à cette époque, aujourd’hui révolue, où l’on écoutait de la musique décomplexée et sans réflexion systématique, mais tout simplement pour le plaisir qu’elle procurait.
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TRAVELLING – Voici La Nuit Tombée (1973)
Yves Hasselmann (piano, Hammond organ, vocals), Jacques Goure (bass), Roger Gremillot (drums) Futura – Réédition Souffle Continu Records
Si Triode pouvait être rangé dans une certaine catégorie pop, Travelling s’apparente déjà plus au progressif. Le progressif, c’est toute une histoire. Si l’histoire a retenu King Crimson comme père fondateur d’un mouvement qui va devenir énorme au point de finir par être insupportable aux yeux de « ceux qui savent » comme les punks, par exemple, ses origines peuvent être repêchées bien avant, comme dans certaines œuvres de Procol Harum, et pourquoi pas, Love, sur un album comme « Da Capo » et son morceau de près de 20 minutes, « Revelation ». Houlà houlà, calmons nous, n’allez pas tout de suite brûler votre ordinateur, « Love », progressif ? Non, ce n’est pas tout à fait ce que je dis. Protéiforme depuis ses débuts, le progressif est une musique en mouvement permanent, mais qui, aux yeux de « ceux qui savent » (La vache ! Encore eux ? Ils sont partout!) est parfaitement insupportable car une chanson qui dépasse les quatre minutes, c’est chiant !
A l’instar du jazz-rock dans le monde du jazz, le progressif va connaître un succès grandissant jusqu’à ce que tout le monde décrète finalement qu’il s’agissait d’un genre insupportable. Alors en France ? Et bien, nous avons eu nos heures de gloire, mais également notre lot de groupes obscurs, qu’une fois de plus le label Souffle Continu ressort de ses cartons.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Certains passages s’enroulent autour de vous et tournoient sans plus savoir s’arrêter[/mks_pullquote]
Travelling, trio Franc-comtois, va sortir un album fantastique en 1973, purement progressif, notamment sur cette première face excentrique et barrée, qui plonge l’auditeur dans un voyage de 20 minutes, en perpétuel mouvement qui joue avec les codes de la pop et du jazz rock, avec un orgue Hammond, très à la mode à l’époque. Les esprits chagrins vous diront qu’il s’agit là d’une sorte de mi E.L.P. mi YES, et dans les deux cas, je vous dirais que non. Non seulement leur musique est plus fine et complexe que cela, mais en plus, Travelling a su rester sobre dans l’exécution d’une musique certes tarabiscotée, mais à portée de chacun. Leur secret ? Ne pas avoir joué la surenchère instrumentale. Certains passages s’enroulent autour de vous et tournoient sans plus savoir s’arrêter, et surtout, pas d’overdubs superfétatoires. Ce trio sait parfaitement rester à sa place et ne se prend pas pour un big band du rock à lui tout seul.
Le titre qui donne son nom à l’album n’est pas sans rappeler Soft Machine, notamment dans les années Robert Wyatt, avec cette voix très haut perchée et ses textes à la poésie lunaire et onirique. Loin, très loin, des schémas progressifs, Travelling ne fait pas appel à cette théâtralité souvent lourdingue, surtout si l’on pense à quelques groupes anglais apparus plus ou moins à la même période. La querelle permanente qui oppose un piano martelé et cet orgue Hammond encore une fois si typique de ces années où l’on voyageait à la simple écoute d’un disque se termine dans un grand fracas, comme un point définitif à cette musique progressive si décriée. Mais Travelling est à mon sens intéressant à plus d’un titre, car les influences se bousculent au portillon sans pour autant donner dans la redite ou dans la pâle copie. La scène française a toujours œuvré dans l’ombre des Johnny, Claude François et autres Joe Dassin, se donnant malgré tout les moyens de ne pas être a la traîne des mouvements déjà existants. Mais à quelques exceptions près, rares sont les groupes qui ont pu bénéficier d’un minimum de couverture médiatique, de soutien et de reconnaissance. La scène underground française a toujours eu le devoir de se débrouiller seule, et si les choses n’ont pas beaucoup changé depuis la parution d’un album comme celui de Travelling, force est de constater que toute cette scène est aujourd’hui encore active et bien vivante.
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Horde Catalytique Pour La Fin – Gestation Sonore (1971)
Futura – Réédition Souffle Continu Records
Le troisième disque sorti en ce début d’année chez Souffle Continu Records nous sort de la voiture qui nous emmenait en voyage pour nous laisser sur le bord d’une route hostile et fascinante.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808080″]C’est Vendredi 13 au pays de l’expérimental.[/mks_pullquote]
Unique album d’un quatuor français, ce disque à l’expression libre est centré sur quatre improvisations totalement débridées. Impossible ici de coller une étiquette prog, ou pop ou musette. Ici, c’est du Free, ni jazz, ni rock, ni fight, mais de la musique libre, expérimentale et purement improvisée. Bien entendu, les déflagrations sonores du saxophone de Richard Accart peuvent se faufiler dans le sillon d’un free jazz hors cadre orchestral, mais rapidement, le paysage sonore s’effrite pour se poser au milieu d’un désert sombre et nuageux, ou le bon, la brute et le truand errerait des heures durant sous acides décolorés. La pochette, absolument sublime, laisse entrevoir, depuis un balcon, une forêt où l’on ne distingue que les premiers sapins. Ensuite ? C’est Vendredi 13 au pays de l’expérimental. Les instruments sont percutés, maltraités, frottés, sans fin, sans forme et sans fond. Une chute abstraite qui vous ballotte contre les parois accidentées d’un puits abandonné. Pour trouver quelques références faisant sens à ces quatre « Gestations Sonores », il faut se situer du côté de la musique concrète, ou celle que je nomme plus largement abstraite. Expérimentale ? Forcément.
Comme souvent, j’entends ici ou là les rires sous cape de certains personnages condescendants regardant avec un mépris ceux ou celles qui écoutent cette forme d’expression musicale. Pour ceux qui n’en écoutent pas, la musique expérimentale, sous toutes ses formes, c’est une musique prétentieuse, ridicule, qui n’est qu’une suite improbable de sons inaudibles, pour ne pas dire horribles. Monstrueux sont ceux qui en écoutent. Au mieux, ils sont prétentieux et snobinards, au pire, ils sont à moitié dingues. Et puis, en face, il y a ceux qui, avec la même condescendance, pensent que ceux qui n’aiment pas cette musique sont des incultes sourdingues, et qu’à part leur pensée, qui devrait être universelle, rien ne vaut. Tout cela est assez pénible à l’arrivée car ce qui motive avant tout le fait de poser un disque sur une platine, c’est l’amour de la musique, peu importe la musique, à chacun de trouver sa voie. Horde Catalytique Pour La Fin est typiquement le disque en phase avec le mot liberté, sans frontière ni interdit, alternant silence et cataclysme, beauté visuelle et sonorités photographiques. Et aujourd’hui, en musique, comme en expression en règle générale, la liberté de faire ou d’écouter ce qu’on aime, et ce qu’on veut semble si ce n’est compromis, au moins controversé. Fort heureusement, il existe encore de nombreux petits labels qui persistent et signent, offrant à tous l’occasion de découvrir, de s’ouvrir, et de prônant encore et toujours cette liberté d’expression si chère à notre culture.
Tiens ! Plaisir de retrouver la plume d’Esther que j’avais égarée sur le net… J’adore Jethru Tull Indémodable, inoxydable, ne serait que pour le son et l’énergie de Martin Barre !!!
Ca fait plaisir de te croiser à nouveau, en effet…
Grand merci Esther pour ces redécouvertes !
Mince dis-donc le prog français c’était pas Ange, Pulsar, Taï Phong… ?! 😉
Ma jeunesse prend l’eau !…
Triode est vraiment jubilatoire ! Pour Travelling une seule restriction la voix naïve.
Les raisons de leur insuccès ? Peut-être une pointe de folie qui manque ? Surtout une image, une mythologie, un rien bidon, qui porte ce style et fasse rêver… Le rock progressif, comme le rock tout court, ont prospéré des rêves qu’ils ont su générer.
Un titre aussi marrant que « On N’a Pas Fini D’Avoir Tout Vu », était probablement trop honnête pour parer cette musique d’une quelconque aura attendue par le public rock…
« Pour Travelling une seule restriction la voix naïve. » Bizarrement, c’est en partie ce que j’aime. Et ce qui me fait penser à Wyatt…. Merci pour le commentaire.