RÉGINE ET MARCEL, AOÛT 76
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a quelques décennies l’été se présentait dans mon Poitou natal sous forme d’un trou torride que l’on comblait vaille que vaille quand on avait vingt ans : on n’y jetait pas d’Empédocle mais de petits jobs ‒ on était pauvres ‒, comme de collecter les ordures, de ramasser, d’ensacher des pommes de terre pour un cultivateur, et début septembre de partir en vendanges vers la Bourgogne ou le Bordelais. Certains de mes camarades se faisaient moniteurs de colonie de vacances sur la côte atlantique, dans cette petite ville où il leur arrivait peut-être de croiser Julien Gracq qui y allait, je l’ai appris plus tard, en villégiature ‒ sans le reconnaître ni pour la plupart d’entre eux simplement le connaître, vacancier comme les autres, le short en moins j’imagine et le marcel. Quelle importance d’ailleurs que ce croisement d’un des hérauts vivants de la littérature ? J’avais pour ma part ‒ et n’en tirais pas gloriole ‒ été le condisciple, à mon lycée, du fils ‒ Franck ‒ de Régine Deforges : elle était comme je suis originaire de cette sous-préfecture où, devenu, par la grâce du bac, étudiant à Poitiers, je passais seul le mois d’août, laissant mes parents et mes frères s’aller rafraîchir en Bretagne, et commis à la garde assoiffée de tomates, haricots verts, rhubarbe.
À cette époque ‒ le milieu des années 1970 ‒, l’auteur à venir de La Bicyclette bleue n’avait pas toute la renommée qui lui vint par la suite mais elle était connue, elle portait rousse sa quarantaine, on la savait éditrice, parisienne, sulfureuse : cependant elle était avant tout notre payse. La sous-préfecture dont je parle est une grosse bourgade de quelque 6000 âmes, les distances n’y sont jamais bien importantes : la belle éditrice passait quelques semaines, l’été, chez ses parents mais je n’avais jamais fait de cas de ce relatif voisinage, pas plus que de la présence à quelques dizaines de kilomètres de là de vedettes du show biz, la vallée de la Gartempe ‒ c’est notre rivière ‒ en hébergeant bon nombre, occasionnels pêcheurs de barbillons, mangeurs de chabichous.
Je veillais donc sur le jardin familial dans la chaleur touffue qui s’abattait dès la Saint-Jean sur le Centre-Ouest : on vivait les deux mois estivaux dans la pénombre des volets tirés quitte à s’éclairer dans nos intérieurs à la douceur de lampes. La mienne, posée dans ma chambre sur l’abattant de mon secrétaire, diffusait une lumière rosette des plus agréables et comme elle était petite avait quelque apparence en plus pérenne des grosses fleurs de pivoine qui achevaient de s’effeuiller dans nos platebandes. Elle m’était précieuse : je lisais toute la sainte journée, m’étant fixé comme programme mensuel d’arriver au bout de la Recherche du temps perdu dont nous allions en septembre étudier en faculté le premier tome.
Vingt ans, ce n’est peut-être pas l’âge le plus idoine pour cette lecture : on a le sang trop vif pour cette lenteur qu’elle affecte et que l’on goûte mieux un peu plus tard quand pour avoir mangé les entrailles n’ont plus tant faim. À force cependant que je m’accroche à ma lecture, Proust finissait, jouant des coudes, par se faire de la place parmi mes idoles et même à les bannir de mon panthéon personnel. Dans une sorte de fantasmagorie tout un monde à moi s’imposait avec ses personnages : moins celui de Balbec ou du boulevard Saint-Germain que celui de Combray dont il me semblait reconnaître la vie provinciale, où une mienne arrière-grand-tante un peu fantasque jouait le rôle de la tante Léonie, où j’entrevoyais, altérant un peu nos cartes d’état-major, de possibles « côté de chez Swann » et « côté de Guermantes » ‒ il arrive que l’imagination du lecteur surimpose à sa réalité la fiction qu’il parcourt et métamorphose son entourage sous la pression des paragraphes : jeune fringant Don Quichotte que j’étais sans doute ! C’est que jusqu’alors notre géographie, celle qui m’entourait, dont j’étais le centre, n’avait à mes yeux qu’une seule facette, celle du bon vieux gros réel de nos murs, de nos rues, de notre rivière, et, quand on sortait de la ville, d’une campagne à des lieues d’être bucolique, peuplée de moutons, de chèvres, implantée de vieilles fermes : rien dont on pût faire à mon sens de la littérature ‒ personne d’ailleurs ne s’y était, qu’on sache, jamais risqué. Proust, dans ce morne contexte, arrivait à merveille et je rêvassais à cette superposition, la Gartempe devenant Vivonne, pré « de Limoges » mué en pré Catelan ‒ me promettant bien de me rendre un jour à Illiers-Combray pour poser sur les vrais lieux de la Recherche les mots de la Recherche et m’évader de la fiction toponymique à laquelle faute de grives je m’adonnais.
Pour me distraire de mes travaux d’arrosage et de lecture, j’écoutais de la musique sur un vieil électrophone un peu charrue labourant des symphonies dont nous avions tout un répertoire, Chefs d’œuvres de la musique classique ou quelque chose de ce genre ‒ pourquoi donc et où se l’était-on procuré ? mystère ‒ dont j’étais chez nous le seul utilisateur à mes rares moments de solitude. Or, dans les notes de bas de page d’Un amour de Swann, j’avais appris que la « sonate de Vinteuil » qui trouble tellement Swann avait pour origine « réelle » celle pour piano et violon de César Franck ‒ sans doute pas assez chef d’œuvre pour figurer au palmarès des miens : il n’y avait de Franck dans mon coffret que la symphonie en ré mineur, au demeurant jubilatoire.
Dans le centre-ville, un disquaire tenait commerce, que je fréquentais pas mal ‒ au point de le tutoyer ‒ car il vendait aussi des cigarettes et m’était sympathique. Je doutais qu’il ait le titre en bac mais on devait pouvoir passer commande : je voulais entendre chez nous la sonate de Vinteuil, métamorphoser la modeste apparence de notre salle à manger en salon de duchesse de Guermantes, m’imaginant peut-être un peu Swann en frac, dissipant au moyen de bougies d’anniversaire la pénombre estivale ‒ ah, la belle chose promise, et l’exode vers Paris, Gartempe devenant Seine, mais il me fallait pour ce faire d’abord me procurer l’espéré 33 tours.
― Tu as de la chance, je viens de rouvrir, la semaine dernière, c’était Royan. Non, j’ai pas, mais je peux te l’avoir. Tu fais quoi de tes vacances ?
― Je lis.
― C’est bien. J’ai lu aussi pendant les miennes, le bouquin de Régine.
― Régine ?
― Régine, la mère à Franck. S’est mise à écrire : Blanche et Lucie, ça s’intitule, ça se passe dans le coin. Marrant, tu reconnais des personnes, sans parler des endroits…
― Et tu l’as trouvé où, son livre ?
― À la Maison de la presse, pardi.
Autant je lisais Proust avec lenteur, autant j’ai dévoré Blanche et Lucie dans une première lecture suivie dans la foulée d’une seconde plus posée, prenant le temps d’une dégustation moins goinfre. Il n’en allait pas d’un plaisir d’écriture ‒ la littérature populaire a ses limites ‒, mais d’un recouvrement goûté à pleines papilles : celui de mes lieux ‒ et non plus ceux d’un autre ‒ recouverts, recréés par des mots, orchestrés dans un livre, il en allait d’un calque immédiat posé sur ma réalité, où la Gartempe était ‒ mais n’était pas ‒ la Gartempe, où tout relevait, magnifié, bouleversé par l’écriture, du connu d’une campagne à caprins, ovins, à antiques métairies. Pas besoin de Combray, non, pour donner je ne sais quel titre de noblesse littéraire à ma sous-préfecture : on pouvait la dire, l’écrire, en faire un livre, j’en avais sous les yeux la preuve. Ce n’était donc pas l’essence de certains lieux qui les rendait plus aptes à la métamorphose ‒ toute chenille un jour se transforme en papillon ‒ mais le regard qu’on leur porte, instrumenté par la mémoire et dans le cas de Proust d’une poésie impressionniste. Il y avait à cette découverte un plaisir, une jubilation qui n’étaient pas des moindres : toute contingence pouvait s’épurer de sa matière constitutive, devenir autre chose ‒ une idée ‒ en demeurant soi-même, tout lieu pouvait se dire, et le lieu-dit se faire littérature. C’était certes la leçon de Proust mais je n’aurais jamais cru qu’on pût l’appliquer à d’autres lieux qu’aux siens, Balzac, Zola ‒ mon panthéon ‒ me semblant implanter leurs fictions dans un décor réaliste à coup sûr mais moins charnellement vécu que par le biais du spécifique souvenir d’enfance et dans la nécessaire distance du temps.
J’ai par la suite beaucoup fréquenté de ces auteurs ‒ Colette, Giono, Ramuz, Bosco, Roud… ‒ dont l’œuvre est consubstantielle à un ancrage géographique. C’est à eux, non exclusivement bien sûr, que va ma préférence, c’est eux que je relis, c’est vers eux que je fais tendre mes lectures. Ils forment une partie du prisme à travers lequel je regarde et vis le monde en attendant la mort ‒ qui viendra bien assez vite, et sauf accident, dans ma sous-préfecture, dans les lieux et la langue de mon enfance.Peut-être est-ce cela qu’intuitivement j’ai compris, l’été 76 ; de cela que m’est venue plus tard ma vocation d’écrivain ; peut-être est-ce cela qui a modelé mon écriture pour en faire ce qu’elle est, je crois, peu à peu devenue : une rencontre de substances, calcaire, eau, muscle, salive et sang ‒ qui l’apparente, après métamorphose de la souris verte originelle, à l’escargot tout chaud de la comptine.
Blanche et Lucie de Régine Deforges, 1976, Livre de poche
Les ouvrages de Lionel-Edouard Martin ont été publiés, pour les plus récents, aux Editions du Sonneur, Editions Arléa et Le Vampire actif. Son dernier roman « Icare au Labyrinthe » est sorti en mai dernier et nous vous le recommandons évidemment.
Facebook officiel de l’auteur – Facebook de son dernier ouvrage « Icare au labyrinthe »
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Merci à Lionel-Edouard Martin de nous avoir offert ce texte.