[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a dernière fois que je suis allé en Corse avec mes parents, c’était en 1984, j’avais 14 ans. Nous y allions chaque été et, sitôt revenus, j’attendais le mois d’août avec l’impatience d’un gosse de banlieue assoiffé de soleil et de Méditerranée. La durée du voyage participait au plaisir. Tous les ans, c’était le même rituel : le réveil difficile mais heureux dès potron-minet et le départ en voiture.
Les vacances commençaient vraiment après les embouteillages lyonnais, quand apparaissait le panneau « Autoroute du soleil ». Le paysage se transformait alors brutalement : la terre n’était plus lourde et grasse, mais aride et claire, les arbres n’étaient plus droits et feuillus, mais tordus et rabougris, et les cumulonimbus avaient disparu, comme retenus à une étrange frontière.
J’étais bientôt le nez collé à la vitre de la vieille Chrysler 1307 à guetter ce que je n’apercevrai qu’arrivé sur les hauteurs de Cannes : la mer. Nous longions alors tranquillement la côte jusqu’à Nice où, en début de soirée, nous embarquions sur un immense bateau. Au petit matin, c’était l’arrivée à Ajaccio, le débarquement puis le trajet jusqu’à la maison de location, toujours la même, légèrement en retrait de la ville. J’aidais mes parents à sortir les affaires de la voiture, à tout ranger : plus vite ce serait fait, plus vite nous irions à la plage.
Que j’aimais courir sur le sable bouillant, plonger, nager le plus loin possible et revenir épuisé somnoler au soleil avant de retourner à l’eau armé de mon masque, mon tuba et mes palmes pour taquiner les petits poissons multicolores et peureux… L’eau était mon élément. Entre terre et ciel, je m’y sentais comme en apesanteur.
Cette année-là, cependant, mon rapport à la mer fut bouleversé par un livre qui traînait dans un coin de la maison de vacances : Les dents de la mer de Peter Benchley.
Je m’en étais emparé le premier soir sans aucune appréhension car mes camarades de classe qui en avaient vu l’adaptation cinématographique avaient échoué à m’effrayer avec leurs récits. En plus, ce n’était qu’un livre et je ne voyais pas comment de pauvres mots pourraient me faire peur. J’ignorais encore leur pouvoir…
Je me plongeais dans la lecture et ce fut un traumatisme. Dès le lendemain, je ne pus m’empêcher de penser au corps déchiqueté de la première victime du requin retrouvé sur la plage…
Plus les jours passaient, plus j’avançais dans ma lecture et moins je parvenais à m’éloigner du rivage. J’étais obsédé par la couverture du livre qui, si je me souviens bien, représentait un paisible nageur que la gueule grande ouverte du squale s’apprêtait à dévorer. Mes vacances étaient foutues. Je m’efforçais de nager encore un peu, veillant à rester suffisamment près de la plage afin qu’aucun requin ne pût parvenir jusqu’à moi…
J’imaginais les efforts que cette foutue bête pouvait se donner pour quitter les profondeurs et venir me croquer. Un jour où j’étais parvenu à surmonter mes frayeurs pour nager le crawl un peu plus loin que d’habitude, ma main heurta quelque chose que je pris pour un requin mais qui n’était qu’un détritus ou une algue, je ne sais plus, et hurlai au point d’effrayer les plus proches baigneurs. Penaud, je rejoignis ma serviette de bain.
Au grand étonnement de mes parents, je passais les jours suivant à parfaire mon bronzage. Je me contentais de barboter un peu, veillant à ce que l’eau ne dépasse jamais mes genoux. Quitter la Corse où je ne suis jamais retourné fut un soulagement. Je ne me suis jamais totalement remis de cette lecture. Aujourd’hui encore, quand je me baigne, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine angoisse en imaginant les monstres qui rôdent sous la surface des eaux.
La lecture de ce roman a eu une autre conséquence, plus fâcheuse encore : il m’a fait comprendre que derrière les plus belles apparences, se cachent toujours des monstres, que même derrière les intentions les plus bienveillantes, les sourires les plus séduisants ou les paroles les plus douces sont toujours tapis des léviathans qui, bien qu’invisibles, n’en restent pas moins bien menaçants.
Les dents de la mer de Peter Benchley, 1974, traduction de Michel Deutsch, paru aux éditions Archipoche
Retrouvez Le Roman de Bolaño de Éric Bonnargent et Gilles Marchand, aux éditions du sonneur
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Merci à Éric Bonnargent de nous avoir offert son texte.