[dropcap]L[/dropcap]e grand écrivain irlandais Joseph O’Connor revient avec un envoûtant roman historique aux accents gothiques, dans lequel il ramène à la vie le Londres victorien, ses bas-fonds, sa vie théâtrale et ses personnages flamboyants. Ceux de l’auteur irlandais Bram Stoker (1847-1912), auteur du mythique Dracula et pivot de ce roman, et de ses amis à la ville comme à la scène : Henry Irving (1838-1905), acteur-roi shakespearien et metteur en scène anglais, et Ellen Terry (1847-1928), la Sarah Bernhardt anglaise de l’époque.
Tout en explorant les relations troubles et passionnées entre ces trois monstres sacrés, Joseph O’Connor nous entraîne dans un fascinant voyage aux confins de l’imagination et de la création littéraire. Et c’est une parfaite réussite que ce roman inventif et ambitieux, qui nous plonge à la fois dans un Londres ébranlé par le procès d’Oscar Wilde et terrifié par Jack l’Eventreur, dans l’univers baroque et foisonnant du théâtre victorien et dans l’esprit d’un écrivain en pleine gestation de son oeuvre. Ladies and gentlemen, bienvenue au Bal des ombres !
Londres, 1878 : le fameux théâtre du Lyceum s’apprête à renaître de ses cendres grâce à la passion du plus grand acteur shakespearien du moment, Henry Irving. Lequel s’est adjoint les services d’un jeune Irlandais tout juste débarqué de Dublin, un dénommé Bram Stoker. Petit fonctionnaire secret féru de théâtre et d’écriture, ce dernier a volontiers accepté de devenir l’administrateur du Lyceum malgré son inexpérience et de s’installer à Londres avec sa jeune épouse Florence.
Henry Irving, merveilleusement dépeint par Joseph O’Connor, est l’archétype du comédien grandiloquent et excentrique. Un génie charismatique et odieux, comme le sont souvent les plus grands artistes. Marié et père de famille, il ne vit que pour son art. Capricieux, égocentrique, excessif et tempétueux, il exige de ceux qui lui sont proches un total dévouement. Ceci vaut évidemment pour le dévoué Bram, qu’il voudrait voir renoncer à l’écriture pour ne se consacrer qu’au seul Lyceum, et qu’il vampirise littéralement…
Rapidement, le Lyceum et sa troupe deviennent une seconde famille pour Bram. Ou doit-on dire, la première, au grand dam de son épouse. Tandis que le fascinant ballet des costumières, décorateurs et comédiens bat son plein en coulisses et que le théâtre reprend merveilleusement vie sous la plume de O’Connor, Stoker, surnommé « Tatie » par la troupe, met toute son énergie, son pragmatisme et sa rigueur à faire tourner l’établissement envers et contre tout (il sera l’administrateur du Lyceum pendant 30 ans).
Quant à Ellen Terry, l’actrice talentueuse qui rejoint le duo, elle est sans aucun doute le cœur et la tête de ce trio électrique. Belle, libre et faisant fi des conventions, c’est une figure féminine puissante, une femme extrêmement moderne pour l’époque, qui vit comme elle l’entend et ne craint personne. Surtout pas Henry, dont elle connaît tous les travers. Loyale et d’une extrême lucidité, ses traits d’humour illuminent le roman et sa présence bienveillante la vie de ceux qui l’entourent, notamment celle de Bram.
Vous savez, être comédien, ce n’est pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre, mais trouver l’autre en nous, et le mettre en avant. Ça n’a rien de compliqué, les enfants le font ; vous n’avez qu’à les regarder lorsqu’ils jouent. Ce n’est pas paraître, c’est ÊTRE. Je l ‘ai appris dans mon enfance, mon père était un comédien itinérant qui jouait la pantomime. Jamais il ne me disait : « Joue à être une fée. » Non, il me disait : « Aujourd’hui, tu es une fée, Len. » Envole-toi. »
Voilà pourquoi je n’aime pas voir interpréter un rôle, j’aime voir les fées s’envoler.Joseph O’Connor
Bram qui, au hasard d’une exploration du Lyceum, découvre un immense grenier abandonné, empli de vieux objets et de décors poussiéreux. Ce grenier devient son antre secret, ce lieu où notre homme, hanté par l’écriture et par son besoin de reconnaissance littéraire, peut se retirer du monde, oublier ses doutes et son mariage qui sombre et se consacrer à son œuvre après des heures de travail acharné ou d’errance nocturne à travers la capitale.
Le lecteur fasciné plonge ainsi dans la genèse de Dracula, le célèbre buveur de sang qui rôde dans l’esprit de Stoker, largement inspiré par le personnage d’Irving. Née au creux du silence et de la solitude, nourrie par la vie du théâtre et de ses gens, ses rencontres, ses tourments et désirs inavouables, l’œuvre de Bram se construit non sans difficultés au fil du temps. Et l’on ne peut que saluer le tour de force de Joseph O’Connor, qui explore ici magistralement les difficultés et méandres du processus de création, lequel peut être aussi exaltant que douloureux et destructeur…
De succès en revers, de théâtre en théâtre, de ville en ville, le temps poursuit sa course inéluctable entre crises d’ego des acteurs, relations fusionnelles et disputes passionnelles, la complexité des rapports de ce fascinant trio étant remarquablement dépeinte. Metteur en scène habile, Joseph O’Connor choisit d’user ici du même procédé que Stoker dans son Dracula pour nous conter l’histoire de ce trio extraordinaire, que le lecteur découvre à la lumière de documents fictifs échangés par Bram et Ellen des années plus tard (lettres et témoignages, extraits de journaux, entretiens). Lesquels dessinent peu à peu un récit attachant et foisonnant, plein de rebondissements, de secrets et de spectres, d’une grande puissance romanesque.
Qui sont donc les ombres qui hantent le titre de cet envoûtant roman, que l’on a bien du mal à refermer ? Les personnages incarnés sur scène pendant des années par Henry et Ellen ? Ceux nés de l’imagination de Bram Stoker, qui ne connaîtra la gloire qu’après sa mort ? Sont-ce les ombres qui errent dans les rues du Londres brumeux entre chien et loup, ou celles qui hantent chacun d’entre nous ? Vous le découvrirez, peut-être, en rejoignant la sarabande du Bal des ombres, auquel Joseph O’Connor vous convie dans ce roman ambitieux, érudit et très personnel ou s’entremêlent merveilleusement fiction et réalité.
Servi par une prose somptueuse, poétique, jubilatoire et parfaitement maîtrisée, ce roman hypnotique plein de charme et d’esprit, à l’atmosphère singulière et aux personnages remarquablement incarnés, réunit tous les ingrédients pour offrir au lecteur quelques heures d’évasion et de pur délice. Saluons au passage la qualité de la traduction de Carine Chichereau, qui réalise ici un véritable travail d’orfèvre.
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Le bal des ombres de Joseph O’Connor
traduit par Carine Chichereau
Éditions Rivages, janvier 2020
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Image de couverture : John Atkinson Grimshaw – Shipping on the Clyde (1881) – Museo Nacional Thyssen-Bornemisza – Madrid