La voix si reconnaissable de Stéphane Milochevitch résonne désormais sous son propre patronyme, lui qui a déjà sorti deux albums en français sous le pseudo Thousand : Le tunnel végétal en 2018, Au Paradis en 2020, avec La Bonne Aventure comme une promesse merveilleuse. Lui confier votre main c’est aussi la prêter aux esprits qui l’accompagnent : de Zeus à Claudia Schiffer, de Chet Baker et Géronimo à Lucrèce (dont le suicide suite à son viol a provoqué la fin de la monarchie et la naissance de la République à Rome), en passant par Joe Pesci (l’acteur des Affranchis et Maman j’ai raté l’avion), et le Sphinx, Stéphane Milochevitch convoque des héros divins et immortels dans son propre Panthéon-mosaïque (art qui lui est cher), faisant exploser les carcans des frontières et des époques.
Artiste protéiforme, musicien autodidacte, Stéphane Milochevitch est en effet singulier. C’est un affranchi à la voix rauque désarmante, dont la poésie des textes est rare dans le paysage musical actuel. Silhouette cinématographique de cow-boy sorti de la pellicule, l’élégance en prime, celui qui a commencé la musique par la batterie, vécu au Texas, dessiné ses premières pochettes de disques et même fait entrer en transe Chiara Mastroianni (si vous avez vu Les bien-aimés de Christophe Honoré vous voyez de quoi je parle) revendique une liberté de poète, celle de chanter l’invisible, l’indicible. L’attraction fatale pour l’inconnu, l’interdit, une forme de pureté et d’absolu salutaire dans notre époque d’amour mort et de musique faite pour plaire.
Entouré de ses musiciens dont Olivier Marguerit à la basse, Stéphane Milochevitch dévoile 10 titres entêtants. L’efficace premier single Comme un aigle sorti avant l’été déclare son amour d’une façon crue et sublime :
« Me coucher et dormir dans ton jardin
Entrer jusqu’au cœur dans ton bassin
Juste te voir venir au bout de ma main
Ne plus jamais être seul et croire en demain »
Il est question de mythes, de traverser des déserts (L’année du Scorpion), dans un voyage au bout de l’amour, d’une route à parcourir (à cheval bien sûr) entre Pégase « mets-les gaz cheval zêlé » et « l’Appaloosa d’un soir« , dans Mustang du 26 où effectivement « tu verras, la poésie est partout ». Stéphane Milochevitch embarque son auditoire entre le temps et les espaces, des origines du monde antique au fleuve Mississipi, en une chevauchée fantastique. Boire jusqu’à la lie, la femme aimée autant que la liqueur, le poison, se perdre dans les fumées, le héros devient parfois condamné (Tuer l’image de Caine et faire carrière dans le cinéma).
« À l’heure où je chante je chante la fin
Je chante la fin de la nuit et le lever du jour
Alors pleure mon départ et fête mon retour
Plus rien n’a d’importance aujourd’hui
J’embrasserai la potence à midi »
mais aussi sur Mississipi rêveur (le délicat jeu de mot) :
» Je traverserai la foule coiffé d’épines
sous les coups et les crachats
et debout sur l’échafaud, déclamer en riant
sous le soleil et les colonnes d’albâtre
Il y a de la vie dans ce théâtre »
« Je suis voyant la nuit, je suis fakir le jour » (Flirt à la frontière). S’impose à nous cette évidence, dieux grecs, romains, saints (dans Saintes-Maries-de-la-Mer « le coup de poignard » fait écho à l’histoire de Carmen et le héros entend la voix de « Sara la noire », sainte Patronne des gitans), personnages de la Bible (Lazare, Moïse) et invocation des cieux (la Lune, la voie Lactée, les constellations merveilleuses, et le système solaire), Stéphane Milochevitch prend soin de s’entourer de mille talismans et esprits alliés. Tel un Lucky Luke de Camargue, les images d’un amour brûlant mais relégué au rang de souvenir pour seul bagage, il sillonne les plaines avec un flow qu’on rêve déjà d’applaudir sur scène. Et il n’est pas seul à faire naître un univers peuplé de déesses et de héros, il nous a happés dans l’histoire. S’il cite Bill Callahan dans sa chanson comme dans ses influences, il est délicat de placer l’artiste dans une filiation – pourtant on adore faire ça en général – sa désinvolture séduisante fait penser à Bashung, l’attrait pour la nature et les grands espaces ainsi que la faune qui les peuplent (l’aigle, le cheval, l’abeille, le crocodile et le cobra…) nous font penser à Jean-Louis Murat.
Déjà dans son premier album on avait côtoyé divinités et anges déchus dans une histoire d’amour chargée de désir, de nostalgie et de pétrichor. Des chansons qui parlent au corps pour toucher le coeur, c’est un art subtil, une performance et une bénédiction pour qui attendait un grand disque. C’est cette fois Dove Perpicacius artiste qui réalise des ex-votos « pour protéger, demander, remercier, célébrer » qui a dessiné la pochette du disque, ce n’est donc pas un hasard si La Bonne Aventure avance sous les meilleurs augures.
Stéphane Milochevitch · La Bonne Aventure
Talitres – 13 octobre 2023
En concert le 23 novembre 2023 au Point FMR