[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#544596″]Ç[/mks_dropcap]a commence comme une vision étrange.
Un équipage piégé sur son bateau pirate. Le navire est perché dans un arbre au milieu d’une forêt des Caraïbes. Les hommes s’y activent encore, voyant leurs vivres s’épuiser et le vaisseau doucement se décomposer. Le capitaine est alité dans sa cabine, malade et fantomatique. Aussi fantôme que son esquif. Un jour, la frégate d’acajou se brise et tombe à terre. Sa cargaison est avalée par la terre ou recouverte par la forêt.
C’est ainsi que Sucre Noir de Miguel Bonnefoy commence. Par un prologue hypnotique qui vous précipite dans un conte étrange. Une hallucination aussi.
Un peu comme si l’on retrouvait la folie des films de Werner Herzog, ses cauchemars exotiques, étranges, dérangeants. C’est comme un coup inaugural. Quelque chose qui crée une forme de perplexité et de curiosité. Comme un voyage dont on ne connaîtrait pas la destination.
Alors on tourne les pages, fébrile, sans trop savoir à quoi s’attendre. Et le sortilège dure.
L’existence d’une famille sans histoire est bouleversée par l’arrivée d’un chasseur de trésor, Severo Bracamonte. Il est fasciné et obsédé par le naufrage de ce navire et de son trésor légendaire. On est trois cents ans plus tard. Les imaginations ont eu le temps de se laisser enivrer par le mythe, le mystère du capitaine Henry Morgan.
La fille Serena Otero, romanesque, attendait le prince charmant ou du moins le Deus ex Machina qui la sauverait du spleen et de la morosité. Il arrive sous les traits peu gracieux du curieux invité, Severo passant son temps à écumer la région pour y tracer des cartes. Il finit par déterrer une statue antique. Et par gagner le cœur de la jeune femme qui, elle, n’est fascinée que par les plantes et par tous les romans que cet endroit reculé peut recevoir. Ils se marient.
Ce n’est que le début. On assiste, après cette étrange introduction dont l’effet s’attarde, à une sorte de fresque familiale. Pour autant, le livre n’est pas classique, en cela qu’on a une approche totalement impressionniste des personnages, on les connaît par ce qu’ils ressentent, comment ils reçoivent les événements. On les connaît par leurs rêves. Ainsi, la prospérité que peu à peu acquiert Severo en distillant du rhum garde ce caractère un peu lointain et presque anecdotique, quand sous d’autres plumes, cette richesse serait le cœur même du roman. Une histoire à la Géant de George Stevens (le fameux film avec James Dean et Elizabeth Taylor).
Mais ici, c’est autre chose. On traverse ces pages comme on traverse des songes. Dans ce fantastique qui s’invite dans le quotidien, ce réalisme magique qui caractérise les romans de Garcia Marquez.
On lit comme dans les vapeurs de l’ivresse. On accepte les coups du destin. L’étrangeté de cette femme endeuillée qui revient chaque année pour se recueillir dans une pièce à l’accès autrement interdit.
On lâche prise. Comme on lâchait prise au premier chapitre. On voit les illusions se briser, les existences prendre des tours curieux. Et les obsessions qui rôdent, les fièvres qui, malgré la réussite et la richesse, ne se dissipent jamais totalement.
La folie, bien souvent, traverse les générations. L’envie de richesse et d’absolu également. Au fond, les trésors ne sont que des métaphores à notre folie des grandeurs. À la surenchère que renferment chacune de nos respirations.
Il n’a pas vraiment d’époque ce roman. Il est sorti en août. Il aurait pu sortir il y a deux siècles. Je ne saurais lui donner un âge. C’est une sorte de conte. De ces récits que l’on se transmet depuis la nuit des temps au coin du feu.
Pour transmettre les destins ou la fatalité.
Pour instiller dans le cœur des hommes la crainte des obstinations et des rêves trop grands qui finissent par ronger comme des malédictions.
À ce titre, le destin de Eva Fuego, la fille adoptive, dans la dernière partie du livre est absolument poignant.
On sort de ce roman comme on sort de ses rêves étranges qui, parfois, durent toute une nuit comme des voyages entrecoupés. Les légendes dont les ombres s’attardent au revers des silences. On est comme traversés. Traversés de paysages, traversés de visages, traversés par des vies et des secrets, par cette part d’indicible au fond, qui se terre dans le mystère de chaque regard.
Ce livre est un tombeau dont les âmes palpitent.
L’ouvrir c’est s’imprégner de leurs rêves et ressentir leurs écueils.
L’ouvrir c’est partir dans des contrées insoupçonnées.
En quête de trésors.
Sucre Noir de Miguel Bonnefoy
paru aux Éditions Rivages le 16 août 2017.