[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#105413″]L[/mks_dropcap]a vérité sort de la bouche des enfants. Cette expression consacrée qui témoigne autant d’une marque d’innocence que d’une capacité à démêler le vrai du faux en toute spontanéité ne peut être récusée aux propos de Kyle Broflovski, jeune héros de la série animée South Park, reconnaissable avec cette ouchanka verte vissée sur la caboche.
Dans le douzième épisode de la première saison intitulé Mecha Streisand, la lutte sans merci entre le monstre mécanique personnifié sous les traits de l’interprète de Memory et Robert Smith va triompher d’une éclatante victoire du nouveau sauveur du monde, à savoir le leader de The Cure métamorphosé pour les besoins de la cause en papillon géant. À l’issue de ce combat et du soulagement qui en découle, le jeune Kyle ultra reconnaissant déclarera en VO : « Disintegration is the best album ever ! »
Je ne peux que lui donner pleinement raison. Moi, fan inconditionnel du groupe depuis mes douze printemps et qui jauge le huitième album des anglais au point de le viser, depuis aujourd’hui six lustres, sur la liste uninominale du disque ultime à emporter sur une île déserte.
Il faut tout de même rappeler le contexte de l’époque. The Cure vient de sortir d’une période faste, Kiss Me Kiss Me Kiss Me s’est vendu par brouettes pleines en dévoilant outrageusement toute la palette pop de ses protagonistes. Il faut dire qu’en passant de la rage électrique de The Kiss à la nonchalance de Catch, le décor était planté. La colossale œuvre se nourrissait au gré des claquages de portes d’une auberge espagnole où la convivialité sous le soleil cuivré de Provence permettait de jongler avec une multitude d’essences et de parfums, quitte à donner le tournis aux adeptes des premières heures.
Côté cœur, Robert Smith se retrouve à des années lumières des aigreurs à peine masquées de M (huitième piste du cotonneux Seventeen Seconds). C’est ainsi qu’il concrétise le 13 août 1988 son union avec l’âme sœur et muse Mary Poole. Une alliance fêtée en grande pompe avec les proches mais aussi, en filigrane, l’écriture d’une déclaration qui marquera bientôt les esprits (Lovesong).
Malgré cette affirmation sentimentale plus que symbolique, le couple éprouvera le besoin de prendre du recul afin d’échapper à la frénésie d’une destinée certes haletante mais exigeant une mise en veille vitale afin de ne pas imploser en plein vol. C’est sans aucun doute à l’issue de cette mise au vert que la tonalité globale de Disintegration puisera sa genèse. Le 21 avril 1989, Robert Smith passe le cap des 30 ans. Jadis hanté par la vieillesse et la mort (voir à ce titre les paroles du tube In Between Days comme la thématique centrale de Faith), ce passage ne semble pas l’affecter outre mesure. En réalité, son trouble introspectif s’avère bien plus complexe car cicatrisé par une foultitude d’angoisses plus vives. Il en ressort un affect pour la désespérance, un état dans lequel l’icône d’une génération replonge encore et encore, au point d’exorciser cet ébranlement de l’esprit sur une partition cérébrale qui ne demande plus qu’à prospérer au grand jour.
À l’écoute des premières maquettes façonnées, le personnel du label Fiction ne cachera pas ses doutes quant à la volte-face qui se dessine. Pour ajouter du sel et pas mal de frayeurs à l’élaboration de la nouvelle trame, un incendie va se déclarer dans le refuge du chanteur. Or, c’est dans cet antre de la création que Robert Smith a précieusement rangé les textes des nouvelles chansons amenées à féconder la future œuvre. Déterminé à ne pas abandonner ce travail préalable si essentiel à ses yeux, l’intéressé va rameuter l’équipe afin de sauver les feuillets des flammes.
En fait, c’est une autre affaire qui commence à s’embraser et pas des moindres. L’ami d’enfance Lol Tolhurst, compagnon des débuts, apparaît de plus en plus à la dérive. L’entourage déplore sa noyade totale dans les tréfonds d’une sinistre addiction alcoolique, outre un désintérêt manifeste pour la construction et l’exécution même du disque en gestation. Pire, l’éclipse qui s’annonce lui vaut les piques et sarcasmes persistants des membres actifs. L’ex-batteur puis claviériste de The Cure est dans une impasse qui ne peut qu’aboutir au clash. Celui-ci sera signifié de façon ultra violente sous la plume même de Robert Smith et un crédit douloureux au générique en qualité de « other instrument ».
De par son appellation même, la désintégration n’a jamais été aussi criante. C’est la fin d’un cycle qui s’expose telle la dernière mort en date de la formation en 1982. La maison de disque redoute un chant du cygne, et elle est fondée en ses craintes car le capitaine du navire lui-même se complaît à brouiller les pistes. L’éviction de Lol Tolhurst en est un révélateur ô combien chargé de sens ! Disintegration sera sombre, mélancolique à souhait mais surtout traversé par un torrent de doutes et de tristesse chez son principal (pour ne pas dire unique) concepteur.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#105413″]I[/mks_dropcap]l est vrai que si la production précédente fourmillait d’idées livrées par l’ensemble de la bande, cette fois-ci la démocratie n’est que de façade. La cohérence hautement accentuée qui en découle projette le reflet logique d’une mainmise procédurale goupillée par la tête de proue que nous retrouvons d’ailleurs bien seule sur la sublime pochette du disque. L’expansion progressive du casting ne doit donc laisser l’auditeur dupe, les sbires crédités ne sont là que pour magnifier la nouvelle lubie de sa majesté Robert Smith. Preuve corroborée par l’inclusion de deux titres bonus sur la version CD de l’album, deux chansons extirpées de son mystérieux album solo : le poignant Last Dance et le maladif Homesick viendront agrémenter le tracklisting sans que l’on ne puisse trouver d’autres traces sur ce qui demeure encore une fumeuse arlésienne.
Puisque j’en suis à la distribution des rôles, il m’est impossible de ne pas apporter un focus concernant l’enrôlement de Roger O’ Donnell, mis d’abord à contribution afin d’amplifier la structure synthétique du Kissing Tour (et par la même occasion compenser quelques lacunes chez son homologue) avant d’être adopté comme partie intégrante de l’éphémère sextet. C’est Boris Williams, batteur de son état, qui avait soufflé l’idée de recrutement de ce compagnon de scène des Psychedelic Furs.
Bonne pioche donc, car il est manifeste que les contours qui se dessinent au fil des démos personnelles puis collectives confirment le poids prépondérant des nappes synthétiques dans l’abstraction sonore de Disintegration. Les premières écoutes ne trompent pas sur la bourrasque aux teintes automnales qui s’immisce, totalement raccord avec une poésie d’ensemble d’insinuation baudelairienne. Le chef d’orchestre obtiendra le rendu escompté avec l’aide une fois encore du producteur David M. Allen, gage de confiance crucial pour ceux qui allaient investir de novembre 1988 à février 1989 le Hook End Manor, demeure hantée et autrefois propriété d’un certain David Gilmour.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#105413″]L[/mks_dropcap]e compte à rebours est lancé et c’est la fée clochette qui semble débarquer pour introduire Plainsong donc les accords placardés affichent une entame rudement solennelle. La réalisatrice Sofia Coppola ne s’y trompera pas en utilisant la pièce pour illustrer le sacre plein d’emphase de Louis XVI. Le chant est bourré d’échos (sans les Bunnymen) au cœur d’un empilement fastueux qui résonne de manière éclatante même si l’incarnation revêt les apparats d’une obédience saturnienne.
I think it’s dark and it looks like rain, you said
And the wind is blowing like it’s the end of the world, you said (…)
À la suite, Pictures Of You s’impose comme morceau à rallonge. Exit le format classique adoubé par les ondes FM et place aux superpositions progressives libérées au moyen d’une guitare filandreuse qui engendre un attachement d’une douceur amère. Les lignes sont limpides et coulent divinement pour s’étirer à l’infini.
Autre ambiance avec Lullaby, classique parmi les classiques de The Cure et véritable berceuse effrayante, ponctuée via une rythmique puissamment saccadée au-delà d’une mise en lumière par l’incontournable Tim Pope, primé pour cette vidéo aux honorifiques MTV Music Awards. Les murmures de Robert Smith répondent au cauchemar tiré d’une arachnophobie qui vous glace le sang. Si le groupe s’est toujours défendu d’être catalogué au rayon des horreurs dites « gothiques », il va sans dire que pour le cas d’espèce la panoplie dévoilée ne peut guère réfuter la tentation de ce raccourci qualificatif trop lapidaire. Néanmoins, les affubler encore au titre des formations punks serait un poil réducteur en regard de la sophistication de plus en plus avérée de la production.
Bref, une musique désormais inclassable mais toujours de bon aloi et sujette aux meilleures comme aux pires des parodies.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]armi les autres titres marquants du recueil, comment ne pas évoquer Fascination Street et son introduction à tiroirs, la basse ultra vrombissante de Simon Gallup et les lacets interminables de ce qui forgera un point d’ancrage à destination du marché américain. Dans la foulée, c’est un enchaînement massif qui vient nous agripper. Je vous avoue que mon admiration pour Prayers For Rain est sans limite, bloc majeur de l’édifice de par sa densité aussi sombre que majestueuse.
La transition avec les bruits d’orage de The Same Deep Water As You est à saluer à plus d’un titre. Nous sommes littéralement immergés dans les abysses d’une hypnose cafardeuse. De plus, l’interprétation larmoyante de Robert Smith est un puits dans fond au travers duquel la délectation illustre une dichotomie linéaire, entre l’exaltation des impulsions ténébreuses et la brillance des ornements qui l’irrigue. Ce point d’ambivalence peut d’ailleurs dépeindre le disque dans son homogénéité qui se veut contrastée, habitée autant de brillance que d’ombres, sustentée des reflux acérés d’une trilogie glacée comme le bruit de la mer qui se retire puis glisse sur les galets. En 1989, The Cure est en proie aux pires peurs de l’âge adulte et son leader exprime son spleen palpable sous les feux de projecteurs délavés.
L’architecture y est éloquente pour ne pas dire émouvante et c’est le faux point d’orgue Disintegration qui en sera le maillon le plus parlant. La rengaine est sublime, l’impeccable Porl Thompson en balancements spasmodiques derrière son manche, le narrateur en apnée au sein d’une noirceur désormais jubilatoire, porté par un crescendo qui le mène au sommet dans un cri de douleur viscérale.
« How the end always is » comme un leitmotiv qui secoue les cœurs et soulage les âmes en quête de réponses à nos propres questionnements existentiels. C’est une explosion artistique qui se réfère aux sentiments les plus intimes et pourtant partagés par tant de monde. L’esthétique qui vient s’y coller, au bénéfice d’une liberté sincère, continue de retentir dans nos esprits après trois décennies de découverte et autant d’ébahissement face à une telle excellence.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#105413″]S[/mks_dropcap]alué par la critique, Disintegration se verra couronné du titre de meilleur album de l’année par le Melody Maker. Au même titre, le Prayer Tour conduira The Cure sur 76 dates autour du globe avec un final épique pour trois shows à Wembley qui serviront de base à la sortie d’Entreat, témoignage brut des prestations scéniques de l’époque.
La chute du mur de Berlin et la dislocation du rideau de fer seront les calques historiques d’une démolition appelant l’avènement d’une nouvelle ère. Disintegration s’inscrira parallèlement dans cette optique et The Cure devra attendre trois longues années avant d’offrir au public l’ambitieux Wish, objet de tous les tiraillements entre les anciens et les modernes.
Le 24 mai 2010, Disintegration fit peau neuve par le biais d’une édition Deluxe se présentant sous les auspices d’un fort dépoussiérage, de quelques bonus et d’Entreat comblés d’inédits.
À l’occasion de leur intronisation récente au Rock & Roll Hall of Fame, l’indéboulonnable et charismatique Robert Smith profitera des festivités pour annoncer la teneur d’un futur album imprégné, dixit ce dernier, d’une inclinaison proche de Disintegration (notons que dans une certaine mesure, la délivrance de Bloodflowers en 2000 surfait déjà sur cette vague nostalgique).
Au travers des confidences lâchées lors d’un des nombreux entretiens accordés pour la promotion de ce qui reste l’Everest de la musique pop contemporaine, Robert Smith fera l’analyse terrifiante de son succès :
Disintegration est un peu ce que je rêvais que The Cure soit. Il est même meilleur que Pornography que j’imaginais comme notre aboutissement. Il y a plus de passion, les paroles sont bien meilleures.
Je crois que ce disque est ce que nous avons fait de mieux. Pour tout dire, je me demande même si nous pourrons encore faire un album du niveau de celui-là… et ceci me terrorise.
Disintegration est sorti le 2 mai 1989 chez Fiction.
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Chronique en hommage à Clifford Leon Anderson dit Andy Anderson, disparu le 26 février 2019. Il fut le batteur de The Cure de 1983 à 1984.
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