Qui se souvient de cette soirée du 12 Avril 1986 ?
Une époque où le samedi était réservé à la grande messe familiale devant la petite lucarne. L’image était faiblarde, les invités aux cheveux ébouriffés accueillis par un certain Michel Drucker. Si la mère de ce dernier était sans doute peu réceptive au maquillage soutenu du chanteur, il y avait devant l’écran un petit bonhomme de onze ans totalement intrigué pour ne pas dire fasciné par ces anglais délurés. Leur musique devint alors le déclic. Si la passion du garçon naquit réellement quelques mois plus tard à l’écoute subjuguée du titre Like Cockatoos, cette prestation sur ce plateau émérite de la télévision française fut pour lui une révélation.
En 1985, la carrière des anglais est déjà bien lancée …
Flashback
Le groupe est propulsé par Chris Parry et l’écoute des « drip drip drip » de 10.15 Saturday Night, l’intéressé qui officie alors chez Polydor prend les gentils garnements de Crawley sous ses ailes avec l’idée de combler les cases du rayon post punk. C’est sous l’égide indépendante du label Fiction mis en marche pour l’occasion que les choses vont mijoter. 1979 voit éclore au grand jour un premier album d’une fraîcheur juvénile (Three Imaginary Boys) … Le succès d’estime est bien présent mais le virage froid pris par le groupe dès le deuxième opus ne prête guère à des effusions massives côté public. Pire, Robert Smith prend les choses en main pour emporter son œuvre dans les plus profondes souffrances. Celles d’une trilogie devenue culte mais qui, en son temps, n’aura attiré que quelques corbeaux aux idées noires. La succession Seventeen Seconds – Faith – Pornography sera sublime mais éprouvante. Le trio à bout de souffle explose et le capitaine du navire n’a d’autre solution que de changer de cap à défaut de pouvoir briser la glace. Sous peine de voir le prémonitoire The Cure are Dead devenir réalité, le remède aux maux trouvera consistance dans l’ingestion faussement naïve de trois 45 tours salvateurs. Les adeptes des débuts et la presse seront quelque peu déboussolés mais il fallait casser la machine pour renaître d’un nouveau sang.
L’hémoglobine est alors psychédélique, une transition artistique teintée de réminiscences sombres (Lament) et d’expériences pop un peu plus enjouées. Les mauvaises langues bien avisées parleront juste d’un changement de drogue… C’est de ces cendres que les flammes de The Top vont se nourrir : des tourments offerts par trois albums aussi intenses que suicidaires. Le maître incontesté de cette petite équipe ne voulant finir la tête autour d’un nœud coulant comme son illustre confrère, il lui faut alors conjurer le mal par un exorcisme empreint de folie.
Si l’album de 1984 sera une tentative avortée en terme de reconnaissance, The Head on The Door qui lui succède l’année suivante permettra par sa brillante production de porter The Cure vers les acclamations de toute une génération.
La renaissance s’opère véritablement le jour où Robert Smith retrouve, après dix-huit mois de fâcheries, son acolyte Simon Gallup. Le bassiste quasi indéboulonnable signe son retour dans le groupe. Dans l’esprit de Smith qui aura pourtant tenté des solutions alternatives (notamment avec Phil Thornalley en guise d’intérimaire) l’équilibre et la suite des aventure ne peuvent passer que par ce biais. La réconciliation s’effectue autour de quelques pintes de bières et la présentation des nouvelles démos imaginées par le chanteur. Le nouveau casting se voit étoffé par l’arrivée du batteur Boris Williams (auparavant aux cotés de la pétillante Kim Wilde) et de Porl Thompson, ex-guitariste héroïque à l’époque d’Easy Cure et non accessoirement beau-frère du chef. Quant au fidèle Lol Tolhurst, il a déjà troqué son jeu de batterie binaire pour des nappes de synthé minimalistes mais essentielles aux nouvelles sonorités du groupe.
Une new wave exigeante
The Head on the Door est donc le sixième album studio de The Cure. Sortie le 13 Aout 1985, l’œuvre se compose de dix titres marqués d’inclinaisons disparates. C’est une fois encore Dave Allen (ne pas le confondre avec l’homonyme bassiste de Gang Of Four) qui vient prêter son talent dans la mise en exergue d’une new wave exigeante venant basculer dans le même tonneau douce mélancolie et énergie positive.
Dès l’ouverture d’In Between Days c’est la rythmique endiablée qui happe l’auditeur. Si le titre est d’une éblouissante efficacité, il est surtout le reflet d’une course effrénée. Robert Smith y dévoile sous des aspects remuants l’une de ses plus grandes peurs. Le morceau nous entraine dans la thématique romantique du temps qui passe. Effrayé à l’idée d’avoir franchi le cap des 25 ans, le leader de The Cure est atteint du syndrome de Peter Pan. Le refus de la simple idée de vieillir et donc d’envisager une mort hélas inévitable. Une folle ruée sous la pluie, histoire de dérégler la trotteuse qui le nargue. On ne peut alors occulter les aspects baudelairiens de cette entrée en matière des plus vives et de manière sous-jacente totalement effrayante. Si la musique devient animée, le propos reste toujours hanté.
Horloge! Dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible (…) »
Charles Baudelaire
In Between Days sera choisi pour être le premier single issu de l’album. Magnifié par la vidéo toute aussi inventive et frénétique de Tim Pope, le titre se hissera rapidement à la tête des charts. La Curemania vient de naître avec dans ses rangs, une armée de clones affublés à l’image de leur nouvelle icône…
Les tignasses hirsutes foisonnent dans les cours de lycées. Un mimétisme qui se développe jusqu’à la pointe des bâtons de rouge à lèvres. Les codes d’appartenance à la sympathique nouvelle secte viennent fleurir les garde-robes. Le gourou avoue lui-même être désarçonné par l’ampleur du phénomène. L’intéressé sera surtout décontenancé par une focalisation journalistique friande de connaître, avant toute autre considération, la marque de gel la plus adaptée pour obtenir une impressionnante structure capillaire. On en oublie presque la musique derrière tout ce folklore jugé à tort « gothique ». En réplique, le malicieux Smith trouvera la parade dans une désopilante ironie. Attitude qui aura pour mérite de déstabiliser les béotiens et de ravir les adorateurs du cynisme.
Le raz de marée est amorcé et rien ne pourra stopper la déferlante. Il faut dire que l’engouement suscité par la plupart des pistes qui composent The Head on The Door est le vecteur programmé d’une réussite planétaire. Au pessimisme brutal de la fin des 70’s répond une nouvelle vague sans doute blasée par la rigueur du modèle thatchérien. Le besoin irrémédiable de s’évader sans nier pour autant les affres de la vie. Partir pour mieux se retrouver, ressentir les épices exotiques et oublier l’histoire de quelques instants les démons qui nous rongent. Outre les accords hispanisants de The Blood, les heureux détenteurs du LP pourront s’adonner à la découverte d’une destination évoquée précédemment dans les contours de The Walk… C’est vers la mer du Japon que se fredonne la douce mélopée entêtante de Kyoto Song.
A nightmare of you
Of death in the pool
Wakes me up at quarter to three
I’m lying on the floor of the night before
With a stranger lying next to me (…)
Là encore les paroles n’incitent pas à la franche gaîté mais c’est dorénavant dans les splendeurs lumineuses que se cachent les fantômes les plus tenaces. Lors de l’exécution live du titre, la voix de Robert Smith ne trompera pas. Elle se fera plaintive, cachée derrière un rythme abandonné au déclin du ralenti… L’impression alors de glisser dans les méandres d’un douloureux passé pas encore tout à fait éteint.
The Head on The Door transpire néanmoins d’une euphorie nouvelle. Le groupe totalement serein et assoiffé de cocktails aussi éclectiques qu’explosifs est à présent plus accessible. Galvanisé par des ventes record (1 600 000 exemplaires estimés à ce jour) Chris Parry suggère à la petite troupe de se confronter aux grands espaces. Robert Smith et ses sbires ne se font pas prier et relèvent avec enthousiasme le défi avec la nonchalance qu’on leur connait.
« J’ai de la chance car je suis myope, alors ça ne fait aucune différence qu’il y ait mille ou dix mille personnes devant la scène… Je ne vois de toute manière pas plus loin que les premiers rangs » Robert Smith
Taillé pour l’exercice, Push et son intro à rallonge peut alors déployer à sa juste mesure ses riffs incisifs. L’assistance exulte sur les fracassants « go go go » … Un souffle immense calibré dorénavant pour les stades. Quant à la voix du maestro, elle n’a jamais été aussi limpide et puissante. Pour autant, elle ne perd pas son emprunte émotionnelle singulière.
La scène, terrain de prédilection de The Cure dont la mise en image sera flattée par l’incontournable compère Pope dans ce qui reste encore à ce jour le meilleur témoignage visuel de cette bande. The Cure, précieux diamant noir dans les antiques arènes d’Orange. Le show est empli de magnificence et, au même titre que la compilation Staring at the Sea, la marque d’un cheminement aux portes de la légitimité. Une offrande accordée aux seuls grands noms de la musique populaire contemporaine.
Une évidente virtuosité dans l’art de semer le trouble
Trente ans plus tard quel est le regard sur cette sixième œuvre ?
Les référendums suscités ici et là par les communautés d’érudits ne relèvent que rarement l’attachement des curistes pour The Head On The Door. Il est vrai qu’avec une résonance datée en ce qui concerne notamment le traitement des claviers, l’album ne se dresse pas en haut d’un podium où les chefs d’œuvre se bousculent (de la trilogie glacée au sommet Disintegration qui sortira quatre ans plus tard)… Pour ma part, j’aurais exclu du panier Screw et ses effets agaçants pour adjoindre d’autres pépites. Je pense aux succulentes faces B (New Day, The Exploding Boy, A Few Hour After This)… Les preuves flagrantes que l’unique compositeur de l’édifice était fortement inspiré au milieu des 80’s. Une inspiration qu’il faut expliciter par la vampirisation espiègle des collaborations récentes avec la prêtresse Siouxsie. A ce titre, notons sur l’introduction de Six Different Ways l’emprunt rythmique du piano de Swimming Horses de Siouxie & The Banshees. Robert Smith s’imprègne de son propre vécu, et après en avoir distillé les versants lugubres, combine la recette d’un amalgame alléchant. Une perspective pouvant passer comme racoleuse et qui, sorti du contexte des années new wave, pourrait attiser les foudres des impies.
Il n’en demeure pas moins une évidente virtuosité chez lui dans l’art de semer le trouble. Le titre de l’album qui, pour la première fois, ne reprend pas celui d’une des plages de l’œuvre, se réfère explicitement au cauchemar le plus angoissant qu’il vécut enfant. La tête sur la porte qui l’épouvante au point de provoquer d’incurables séquelles de l’âme. Il faut alors conjurer le sort et ne pas abdiquer. C’est dans les mots de Close to Me que se trame la thérapie de l’auteur. L’ambiance est claustrophobique et l’épigraphe burlesque du clip imaginé par l’indispensable réalisateur du moment en sera la symbolique éclatante. Le groupe est enfermé dans une armoire qui bascule et plonge de la falaise pour venir se noyer dans les eaux profondes. La mélodie est accrocheuse, fichtrement rythmée. L’apport bénéfique de Boris Williams est à ce titre irrécusable. Le chant voilé de Smith confère une impression d’étouffement. La version du single sera ornementée de cuivres afin d’insuffler au tube un coté jazzy déjà affiché sur le swing du fabuleux Lovecats. Le titre enfonce le clou et se hisse rapidement en tête du Top 50. The Cure prouve ici sa faculté de toucher le plus grand nombre tout en forgeant sa palette d’extravagances en tous genres.
Dans un autre registre, A Night Like This expose sa sublime romance. A mon sens, le meilleur élément de la nouvelle ère. Un titre qui reflète totalement l’état d’esprit du millésime. Une douceur amère dont le squelette se pose sur la basse envoûtante de Simon Gallup (le beau gosse de service). Le chant y est bipolaire : quelque part entre spleen et véhémence. Pour vous faire une confidence, c’est sans doute dans la discographie de The Cure celui que j’aime le plus chanter avec mes amis, conquis que nous sommes par une mélodie qui n’aura pris aucune gerçure malgré les années.
(…) I’m coming to find you if it takes me all night
Can’t stand here like this anymore
For always and ever is always for you
I want it to be perfect
Like before
I want to change it all
I want to change
La conclusion du tableau sera épique et planante. Sinking ou la force indélébile d’une allégorie aquatique. On retrouve là aussi le thème du naufrage, une récurrence chez le narrateur : on a été bouleversé par les abysses de The Drowning Man, touché en plein cœur par les pleurs de Lament, renversé dans cette armoire qui sombre dans l’océan… Il y a cette obsession masochiste à tenir en équilibre sur un fil. Malgré tout, Robert Smith n’a pas la tentation de sombrer mais il exprime ses angoisses, des secrets qui l’affaiblissent et cette satané course en avant qu’il ne peut stopper. L’éternel adolescent a érigé sur son dos une carapace mais, d’un appel à l’aide, avoue à qui veut bien l’entendre qu’il a besoin d’être aimé. Aujourd’hui, il préfère crier dans la stratosphère ses mauvais rêves plutôt que de les murmurer. Sa complainte n’en est que plus délicieuse.
Le 14 Aout 2006, pour le vingtième anniversaire de l’album (les forts en maths auront relevé le retard de livraison) les collectionneurs auront la chance de retrouver The Head on the Door agrémenté d’un second CD dans lequel ont été insérés des inédits ainsi que diverses démos et des versions live. Travail d’archivage et de dépoussiérage qui prend ici une place particulièrement intéressante pour ceux qui voudront se pencher sur la genèse du monument.
Quant au jeune garçon, vous allez me demander ce qu’il est devenu ? Si une multitude de nuits se sont écoulées, j’ai entendu une légende urbaine qui le disait encore friand des cures de jouvence. Jamais lassé par cette musique décidément pas comme les autres.
J’adore the cure et en particulier cet album qui les propulsera au rang d’icônes de la pop. Cet album est pour moi le meilleur après desintegration qui est leur apogée !
je ne peux qu’abonder en votre sens Nm66 😉
The Cure est le plus grand groupe de rock du monde avec le Velvet Underground. Et tant pis s’ils n’ont plus fait de vraiment grands albums cohérents de bout en bout depuis le monument Wish,
Robert Smith est un héros.
And that’s the short and long of it.
Oui Nicolas et merci pour ce bon mot (petit suggestion tout de même concernant Bloodflowers que je trouve à la fois très touchant et incroyablement homogène)
C’est vrai que j’oublie souvent Bloodflowers, the problem child. Merci de le rappeler.