[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]im Darcy s’est échappé de son rôle de leader de Ought, le temps d’un album solo, Saturday Night. Enregistré sans aucune contrainte, il nous livre un disque complexe mais cohérent, où les influences du Velvet Underground se marient un univers sombre et personnel.
C’est un Tim Darcy jetlagué qui s’est livré sans fard sur son évolution en tant qu’artiste, la difficulté de lancer cet album en parallèle à sa carrière dans Ought et sa pulsion de vouloir absolument jouer de la guitare avec un archet.
Tu as sorti en début d’année dernière un album expérimental avec AJ Cornell, Too Significant To Ignore. Te voici de retour aujourd’hui avec ton premier disque solo, Saturday Night. Ton album étant parfois expérimental, cette collaboration a t-elle été une source d’inspiration ?
Ce sont des projets complètements différents. L’album avec AJ Cornell a été enregistré trois ans avant que je ne commence mon album solo. Nous avons tous les deux des emplois du temps chargés. Too Significant To Ignore a été enregistré rapidement, sur le disque dur de son ordinateur. J’y fais du spoken word sur des sons à la Twin Peaks qu’elle joue au synthé. C’est le pur produit d’une collaboration furtive. Mon travail avec Ought a plus été une inspiration pour Saturday Night car j’ai voulu revenir à ce type d’écriture plus classique.
Sur quelle durée as-tu accumulé les chansons qui composent l’album ?
J’avais beaucoup de chansons laissées de côté pour un projet solo. Elles n’attendaient plus qu’à être enregistrées. Certaines, comme Saint Germain sont très anciennes. D’autres traînaient depuis longtemps dans un coin de ma tête et ne demandaient qu’à être finalisées. L’enregistrement n’a pas été planifié car l’opportunité d’enregistrer un titre gratuitement avec deux amis dans un studio à Toronto s’est présentée. Ce titre sonnait tellement bien qu’un album en est sorti. Nous avons tenu à continuer dans cette foulée. Je travaillais sur cet album le week-end en parallèle à l’élaboration de Sun Coming Down de Ought. Je sortais d’une période de travail intense de deux ans et demi avec le groupe et j’étais content de pouvoir explorer de nouvelles directions en terme de songwriting.
Tu n’as pas choisi la solution de facilité en travaillant sept jours sur sept sur deux projets différents.
C’était extrêmement difficile. Mais ça donne une particularité au disque car il a été créé en plusieurs étapes qu’il a fallu assembler. Il se passait vraiment quelque chose en studio. Nous avons travaillé en live. La magie a tout de suite opéré avec les musiciens. Les sessions étant espacées, nous avons préféré mettre en avant cette alchimie entre nous plutôt que de trop polir les chansons.
On sent clairement que chaque titre a sa propre humeur, avec une identité très forte. N’avais-tu pas peur de manquer de cohérence à l’arrivée ?
C’était ma principale crainte. Jusqu’à la dernière seconde de l’enregistrement. Je tombe souvent dans le côté sombre de l’autocritique. Une chanson doit avoir du sens, mais en parallèle je cherche toujours à faire ressortir le meilleur aspect de ma créativité. C’est une sorte de duel. Ça me terrifie. Six mois après la finalisation du disque, j’en suis encore à me poser des questions sur des approches différentes de certains titres de l’album.
Ces musiciens étaient-ils des amis de longue date pour que quelque chose d’aussi spécial se passe en studio alors que tu consacres la majorité de ton temps à Ought ?
Oui effectivement. J’ai tout composé seul, au calme. C’est une nécessité pour moi. Par contre, en studio nous avons travaillé en cercle restreint. En s’appuyant occasionnellement sur des invités extérieurs, souvent des relations des membres du groupe. Par exemple, nous avons fait venir une chorale. Je ne connaissais aucun des invités extérieurs. Ça a apporté un côté fragile au disque que je trouve séduisant. Chacun se testait, ce qui est fréquent quand tu travailles avec des inconnus. C’est étrange, quand j’y pense, car il n’y avait pas vraiment d’angle précis pour cet album. Ni aucune pression extérieure. Aucune maison de disque n’avait été démarchée à l’époque.
Tu as pourtant failli tout arrêter dès le premier jour d’enregistrement. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Quand on m’a annoncé du jour au lendemain que j’avais un studio à disposition je me sentais prêt à tenter l’expérience car j’avais déjà un stock de chansons. Une fois sur place je me suis dit que je n’allais pas y arriver. Mon esprit était ailleurs. J’étais préoccupé par le deuxième album d’Ought. J’ai décidé de traîner un peu en studio avec mes amis puis de rentrer à la maison le soir même. On a jammé un peu et quelque chose de spécial s’est passé. J’ai réalisé que j’allais pouvoir travailler en toute décontraction. Les conditions étaient réunies pour me convaincre de continuer.
Le disque se divise en deux parties. Une face plutôt rock, influencée par un rock plutôt new yorkais, et une autre expérimentale. Voulais-tu cette différence dès le départ ou bien est-ce le résultat de cette fameuse alchimie en studio que tu as évoquée ?
Tu as bien cerné le disque. Les chansons ont évolué en studio et l’ordre des titres nous est apparu comme une évidence dès les sessions d’enregistrement. Le son du disque est en partie le reflet du climat général à Montréal, la ville où j’habitais, à cette époque. La scène expérimentale était très active. J’ai adoré ce genre de musique par le passé, mais mon chemin spirituel a commencé à me diriger vers d’autres directions. Je voulais revenir à un style plus traditionnel. Plus “folk” en quelque sorte. Avec des chansons mélodiques, lyriques, qui racontent une histoire. En ce sens, les moments les plus intenses du disque reflètent une partie de ma vie. Ce ne sont pas des titres volontairement expérimentaux.
Qu’as tu écouté, lu ou vu qui a eu une influence directe sur le chemin spirituel que tu évoques ?
J’ai toujours du mal à répondre à ce type de question. Je lis tellement qu’il est difficile de mettre en avant des éléments spécifiques qui auraient pu m’influencer. Les disques que j’adorais à l’époque et qui m’ont inspiré semblaient totalement détachés de mon univers créatifs. C’est pour cette raison que je n’ai décelé le côté ambitieux de Saturday Night que récemment. J’étais attiré par des albums ne se fixant pas sur un seul style musical. Par exemple du punk mélodique dans lequel on retrouve une certaine tendresse. J’ai aussi écouté Cat Power, les deux premier Velvet Underground.
Tu travailles visiblement autant ta voix que les instrumentations pour jouer avec les ambiances. As-tu pris des cours pour arriver à un tel résultat ?
La voix est un instrument fascinant et versatile. C’est banal à dire, mais elle peut donner sens à une chanson. Elle a un lien profond avec ta personnalité. C’est un point de vue partagé par des vocalistes avec qui j’ai discuté de ce sujet. Tu as aussi l’option de rentrer dans la peau d’un personnage, mais c’est quelque chose de complètement différent. J’ai parfois réussi à le faire avec Ought. J’avais l’impression de ne plus être moi même. J’enregistre toujours ma voix en dernier. Cela surprend beaucoup de monde. C’est le meilleur moyen pour que ma voix soit au service de la chanson. Pourtant, sur Saturday Night je suis par moment revenu à ma première méthode d’écriture. Les paroles et ma voix ont guidé certains titres. C’est une nouveauté, il y a une balance de l’ancien et du nouveau moi. J’ai beaucoup travaillé ma voix pour ce disque. A tel point qu’il y a des variations que je serais sans doute le seul à pouvoir identifier. J’ai cherché à explorer de nouveaux territoires en m’éloignant de la mélodie. J’ai pris des cours de chant pendant un bon moment pour y arriver. Mon professeur est de Montréal et je ressens une connexion spirituelle avec lui. C’est une sorte de gourou pour moi (rire).
Tu t’offres pourtant le luxe de l’économie de paroles sur deux titres. Pourquoi avoir placé deux instrumentaux sur Saturday Night ?
Parce que je suis un passionné de musique instrumentale. Principalement jouée à la guitare. J’ai passé ces deux dernières années sur la route, en tournée. Je n’ai quasiment écouté que de l’ambient et du folk. Les instrumentaux ont une qualité méditative que les chansons avec des paroles ont du mal à atteindre. A part peut être Gillian Welsh, qui y arrive très bien lorsqu’elle jour la même corde de guitare pendant douze minutes. Mais ça demande un effort. Alors qu’un titre d’ambient te transporte ailleurs dès les premières secondes. Tu peux aller au plus profond de ta conscience. J’ai été pris d’une pulsion étrange à force d’écouter ce style de musique. J’ai absolument voulu jouer de la guitare avec un archet. J’ai tenté d’en jouer en open tuning et à ma grande surprise ça ne sonnait pas trop mal pour une première. Et puis, en studio, j’ai joué une demi-heure non stop, j’étais complètement habité. On retrouve une partie de cette session sur ces instrumentaux. J’ai tenté d’y ajouter des voix, mais ça ne fonctionnait pas. On a donc laissé ces titres en l’état. Ils se suffisaient à eux mêmes.
Tu es un passionné de poésie et de littérature. Considères-tu ton approche de l’écriture de textes comme lettrée ?
Oui et non. Je fais une distinction entre l’écriture de mes poèmes et de mes paroles. Je les approche différemment. Les artistes que je respecte font passer beaucoup de choses dans leurs textes. Je ne me sens pas naturellement attiré par cette approche. J’aime être clair et simple dans mes paroles, tout en arrivant à créer des émotions. Ce qui tombait très bien pour Saturday Night car les titres sont courts et je n’aurais pas pu m’engager dans de longs textes.
Ta musique est principalement orientée autour de la guitare. Envisages-tu un jour d’explorer un style plus orienté vers le piano ?
Je compose uniquement à la guitare, c’est vrai. J’ai pris quelques leçons de piano l’hiver dernier mais j’ai encore du progrès à faire. Utiliser un autre instrument est parfois une bonne idée pour casser la routine et explorer d’autres pistes. J’espère un jour pouvoir composer au piano, mais tel que c’est parti, ce ne sera pas avant dix ans (rire).
Crédit photos : Alain Bibal
Merci à Agnieszka Gérard