[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]our débuter, il faut reparler un peu de mon passé. J’ai découvert le jazz à travers un disque qui, finalement a peu à voir avec le jazz. Le Köln Concert de Keith Jarrett, à l’âge de quatre ans. Ensuite, j’ai découvert Stan Getz, vers treize ans. Grosse claque. Et puis quelques années plus tard, comme tout le monde ou presque, j’ai écouté Miles Davis et son Kind Of Blue. Bref, j’étais un peu le touriste du jazz. J’en écoutais, mais sans trop savoir où je mettais les pieds. Et puis, il y eut Coltrane et son Love Supreme. Ouch ! Une gifle monumentale. Un point de départ véritable à l’âge de vingt ans, et puis vint la suite. Les noms se sont enchaînés : Mingus, Ayler, Taylor, Dolphy, Art Ensemble Of Chicago, Roach, Rollins, Monk, et tant d’autres.
Un Name-dropping qui peut sembler un peu vain, mais pas tant que ça car si tous ceux-là n’étaient pas passés, il n’y aurait probablement pas de chronique de l’album de Tripes. Car oui, dans la musique de Tripes, il y a du beau linge, un peu tout ce monde à la fois, mais tellement plus. Digérées ces références, domptées toutes les autres, la musique de Tripes n’appartient qu’à elle-même.
Tripes, c’est avant tout un trio. Mais aussi un jazz hors norme, un jazz obsessionnel voire répétitif comme pouvait l’être la musique de Can, dans laquelle je retrouve un peu de Tripes. Deux titres bâtissent Suicide Jazz, 20 minutes par face pour un voyage déstabilisant mais passionnant. Ce disque est une étreinte oppressante et magnifique à la fois. Dès l’introduction et le motif répétitif à la clarinette, le décor se pose. La batterie est irrégulière mais soutient les entrelacements de la contrebasse et de la clarinette (qui me rappelle étrangement la musique de certains films de Chabrol, période Poulet au vinaigre ou La Cérémonie, mais je ne saurais pas dire pourquoi…) avant qu’une voix porte une sorte de complainte incompréhensible teintée de malaise. Ensuite s’installe une langueur presque monotone qui pousse à l’obsession, la batterie se fait plus régulière et s’accommode peu à peu de ces tangages permanents qui rendent la navigation au cœur de ce disque ivre et solitaire. Comme un Rimbaud déglingué.
Alors, parlons jazz. Hard-bop ? Swing ? Fusion ? Non, non. Free-jazz ? Même pas. Enfin, si, un peu. Mais au sens littéral du terme. Un jazz libre qui s’affranchit de toutes références. La contrebasse est frottée comme Mingus savait le faire. Mais on retrouve cette forme d’expression que l’on croisait chez l’Art Ensemble Of Chicago. Certes, les racines africaines ne sont pas marquées comme chez eux, mais pour autant, on y retrouve l’esprit, celui que l’on invoque. Les voix qui peu à peu se multiplient, se chevauchent, forcent le trait chamanique, pour devenir incantatoire lorsqu’elles se fondent en distorsion sur un final qui quitte les territoires du jazz pour se frotter à ceux des musiques expérimentales, répétitives (je pense cette fois encore à Can, pourquoi pas, et aux morceaux les plus aventureux de Tago Mago).
Le second morceau reprend cette vague répétitive, avec un motif moins malingre que sur la première face, et qui semble plus confortable au premier abord. D’ailleurs, l’impression subsiste lorsque la batterie entre en scène, et que la clarinette, cette fois, semble se caler dessus. Une nouvelle mélodie presque dansante se fiche sur la rythmique bientôt soutenue par une contrebasse qui groove étonnamment. Là encore, c’est un vent de liberté qui souffle sur le disque et les grands espaces sont évoqués. La musique de Tripes prend son temps, et vous prend du temps. On entre pas dedans en ouvrant pochette comme on sonne à une porte. il faut faire l’effort de dire bonjour de se montrer courtois et peut-être même, au début, de forcer le sourire.
Et puis peu à peu, on se laisse bercer. Omnia Vanitas, le second titre de ce disque s’avère tout aussi répétitif que Why Tripes, mais aussi plus proche d’une certaine forme de jazz que l’on peut reconnaître. Pour autant, les références se sont envolées après quelques secondes d’écoute. Impossible dès lors de dire « Tiens, là on sent l’influence de Coltrane, de Davis ou de Christian Morin! » (oh ça va, c’est pas parce qu’on parle de musique sérieuse qu’on a pas le droit de dire une connerie !) Non, Tripes fait du Tripes et c’est déjà bien. Les motifs s’enchaînent pour mieux revenir ensuite, mais le trio joue la carte de la sobriété, et jamais un instrument ne prend vraiment le pas sur les autres. Pas de soli, mais une barque que l’on mène en prenant un malin plaisir à malmener son passager qui ne demande que cela.
Que dire de plus sur ce disque excellent de bout en bout, singulier, et qui mérite qu’on s’y attarde sur la longueur, car s’il est long en bouche, il est également addictif. Sacrément addictif. L’un de mes disques de l’année.
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