Where The Streets Have No Name résonne et c’est la démo du guitariste de U2 qui explose (même si les tergiversations pour atteindre l’épatant résultat final furent excessivement laborieuses). Trois décennies sont passées mais le morceau reste encore et à jamais perché bien au-delà des hauteurs du toit de ce commerce Angelin vendant bières et autres spiritueux… Le bouillonnement de la foule et ses dommages collatéraux furent à peine exagérés !
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]À[/mks_dropcap] cette mise en marche ô combien éloquente, l’enchaînement rétorque sur une forme plus légère alors que le propos revêt la mine d’une irrémédiable insatisfaction. Nous pourrions même parler de défaitisme dans les interstices du classique I Still Haven’t Find What I’m Looking For. Si la mélodie est cette fois-ci évidente, ses contours semblent tout droit tirés d’un gospel. A ce titre, la belle surprise de retrouver, dans le film Rattle & Hum, une version interprétée avec une chorale d’Harlem. Moment magique où la communion des voix vient imprégner, d’une âme sincère, les racines tirées d’un champ de coton.
Piste numéro 3 : la ballade irlandaise qui va faire chavirer l’univers. Qui n’a jamais participé à ces concours de plongeons en apnée lors de slows torrides bercés par les notes de With Or Without You ?
Une basse répétitive, des réverbérations aussi amples que les ailes d’un albatros et les obsessions de cordes aux diffusions infinies. C’est le prototype de guitare conceptualisé par Michael Brook dont l’idée fut de définir des boucles au travers d’un jeu de micros. L’effet fera le bonheur de milliers de cœurs sensibles. La montée en puissante du titre et notamment celui du chant ajoutant aux déchirures romantiques, emplies à la fois de guimauve et de sueurs. Au même rayon que les immortels Stairway To Heaven et Nothing Else Matters pour ceux qui atteignent les effusions amoureusement électriques.
Réminiscence d’émois adolescents dans cet instant cuisant. Époque où j’achetais le disque au HMV de Piccadilly Circus avant de l’user sur la platine, à force de passages répétés. 1987, l’année où je me lançais dans le listage de mes LP préférés. Un rituel opéré chaque millésime, de manière appliquée et dont l’entête laisse encore, sur le papier jauni, les traces de cette frustration tragiquement impudique.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a suite est bien moins glamour. Un cliché vindicatif où le prêcheur Bono s’en prend à la paranoïa de Ronald Reagan. Le commandant en chef justifiant l’action menée, au travers de ces quelques arguments : «Nous avons la preuve définitive que le Nicaragua transfère des centaines de tonnes d’armes de Cuba vers le Salvador».
L’intervention américaine, via l’aide apportée par la CIA aux rebelles antisandinistes, est violemment critiquée par les médias. Le président Reagan doit convaincre le Congrès du danger que représente l’expérience sandiniste au Nicaragua, outre la nécessité d’accroître l’aide militaire au Salvador. Le traumatisme de la guerre du Vietnam n’est pas loin.
Bullet The Blue Sky est mitraillé tel un chant de protestation. The Edge ameute nos oreilles avec un paquet de saturations stridentes. L’ambiance est pesante. Imaginez les coups de semonce qui précèdent d’imposantes déflagrations métalliques. La bannière étoilée est écorchée, l’American Dream ne peut être somnolent.
Lors des exécutions live, le morceau sera introduit par l’anthologique hymne revu et corrigé au festival de Woodstock par Jimi Hendrix. Une manière d’étayer le propos, de focaliser les esprits sur ces larsens venant rappeler l’horreur des bombes.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a cette volonté forte chez U2 d’être le porte-voix d’une planète qui ne tourne pas vraiment rond. Ce qui change la donne en 1987 ? C’est tout simplement l’exploration du trouble. Les dublinois déploient le planisphère. Les États-Unis devenant, le point d’ancrage d’un vaste plaidoyer.
Les instantanés photographiés en noir et blanc par Anton Corbijn en sont le plus persuasif des reflets. Cet aplomb, ces visages graves, plantés dans le décor naturel du désert de Mojave, lieu propice à l’introspection universelle. En relief, cet arbre de Josué… Figure allégorique de résistance face aux rudesses climatiques. Il y aurait presque un soupçon de fierté qui s’en dégagerait !
Pour autant, les musiciens n’occultent pas les origines vibrantes de ce qui a germé puis s’est développé jusqu’à devenir art reconnu. L’épicentre de The Joshua Tree est imbibé de cette essence folk. Le groupe ira jusqu’à se travestir en Dalton Brothers afin d’assurer, dans un répertoire 100% country, la première partie de ses propres sets.
C’est bien du souffle ricain et de sa carapace mélodique brute, influencée par une histoire jeune mais mouvementée, dont il s’agit ici.
C’est l’œuvre qui invoque les grands espaces du continent. De rythmiques singulières, nichées sur des structures entraînantes (In God’s Country), quelques notes d’harmonica, en allant jusqu’à la majesté d’un sanglot quasi a capella venant rendre hommage à la mémoire de Craig Caroll. Le décès tragique du roadie conduira d’ailleurs le groupe à lui dédier non seulement One Tree Hill mais aussi, de manière bienveillante, l’intégralité du disque.
“(…) Oh great ocean
Oh great sea
Run to the ocean
Run to the sea”
À chaque Himalaya son Everest : un silence angoissant. Telle la pause du guerrier avant qu’une basse en sourdine ne vienne envahir l’immensité. Un murmure envoûtant comme l’air clamé d’un fantôme par une nuit de pleine lune. C’est le récitatif d’un serial killer qui grimpe dans ce crescendo fatal. Exit n’est pas la porte de sortie, c’est l’ouverture inquiétante sur de nouveaux horizons, plus sombres, plus francs du collier. L’improvisation tirée d’une ultime session est la monstrueuse équation qui nous dirige inexorablement vers des instincts primitifs. Le martèlement est impitoyable et les saccades clamées se métamorphosent en un cri déchirant.
La terrible histoire judiciaire retiendra l’influence de la chanson en corollaire psychiquement supposé du tragique assassinat de l’actrice Rebecca Schaeffer par un fan obsédé. Au-delà de ce drame, U2 aura réussi l’exploit de confectionner, de manière spontanée, un petit bijou au débit incisif (bien aidé dans cette envolée obscure par la magie en rafistolage de Brian Eno)
Point d’orgue de The Joshua Tree dans les scintillements larmoyants du funeste Mothers Of The Disappeared où Bono, dans un cheminement du grave au fausset, parvient à tirer quelques frissons d’une complainte aux accents celtes. Comme un retour aux racines dans ce témoignage une fois encore des plus poignants.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n cette année 2017, le trentième anniversaire de l’album aura été célébré au travers d’une tournée dont les setlists calibrées auront remis en valeur cette pétillante période. A noter également, au titre des festivités, une réédition du disque sous divers formats et notamment un coffret luxueux dans lequel on peut retrouver les enregistrements d’origine ainsi que divers bonus (quelques inédits, faces B, remixes et le concert exécuté au Madison Square Garden).
Dans la désormais longue discographie de U2, The Joshua Tree est le poinçon d’une époque faste. L’avènement d’une bande de garçons déterminés à conquérir les foules au cœur d’immenses stades. La suite de leur carrière se fera dans cette lignée.
Le 18 novembre 1991, les irlandais dévoilent Achtung Baby, septième album qui marque un détachement vers des sonorités plus électroniques tout en conservant la trame d’une écriture pop-rock. Le succès est encore au rendez-vous et le péplum moderne Zoo TV Tour en sera l’aboutissement à la mégalomanie assumée.
Dès lors, le productivisme industriel absorbe le savoir des artisans. Les héritiers se bousculent au portillon autant sur le fond que sur la forme (Coldplay ou Muse pour ne citer que les disciples les plus marquants).
Question discographie, U2 est en pilotage automatique malgré de forts bémols ressentis au fil de besognes inégales soumises à des fans s’arrachant, malgré tout, de précieux sésames dès l’annonce de nouveaux shows…
Vox Populi, Vox Dei.