[mks_dropcap style= »letter » size= »50″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#993366″]P[/mks_dropcap]eut-on raconter les silences ? Peut-on redonner voix à celui qui, parti vingt ans plus tôt, a laissé dans l’air des questions sans réponses ?
Dans ce récit poétique, Alfons Cervera dialogue avec l’ombre de son père. Cette même ombre qui se portait au-dessus de lui et de son frère au milieu de la nuit. Ombre, disparue il y a plus de vingt ans. Le cœur qui lâche au beau milieu du printemps. Ce père qui fut un jour soldat, du mauvais côté. Condamné par la suite à douze ans de prison. Ce père qui se levait chaque nuit, peu importe sa ville de résidence, pour pétrir la pâte avec son verre de gnôle. Passionné de théâtre, exilé dans son propre pays.
Très jeune, l’auteur fut confronté aux silences de son père. Aux questions sans réponses, parfois un discret sourire aux lèvres. Il a cherché les causes, les raisons de ces non-dits. Les trouve-t-on jamais ? Et si oui, qu’en faire ?
« Aucune vie n’existe, aucun voyage. Seul existe ce que nous en racontons. »
Dans des fragments éparpillés entre les pages, Alfons Cervera retrace ces souvenirs d’enfance auprès de ce père dont la mort aura dévoilé quelques mystères. Il utilise les mots pour évoquer ce qui n’a jamais été dit.
Chez eux, il n’y avait pas de livres, à part ceux dont son père ne se séparait jamais. Ceux qu’il relisait sans cesse lors des grands événements familiaux. Chez eux, il y avait le four mauresque et l’odeur du pain. Il y avait l’eau-de-vie. Il y avait les pièces de théâtre griffonnées sur des papiers. Des rôles joués aux côtés des plus grands. Il y avait le Ciné Musical, aujourd’hui disparu. Comme son père. Comme ces tours de magie qu’il jouait à l’enfant.
Un autre monde, est le récit de ce monde silencieux. Du poids de ce mutisme mais aussi de ce qu’il transmettait, sans mots. Par l’écriture, il est le moyen d’aborder ces souvenirs impérissables, ces découvertes sur le tard et cette complexité relationnelle.
Il y a ce que la mémoire est capable de mettre en lumière, ce qu’elle altère aussi. Le temps passé et le temps présent se confondent car selon lui « si nous n’ancrons pas les romans dans le passé pour fouiller le présent, comme le faisait Ross Macdonald, où est-ce que nous allons bien pouvoir les ancrer. ». En s’adressant à ce père, comme s’il pouvait l’entendre, Alfons Cervera joue avec ce lien ténu entre le réel et la fiction.
Il n’est pas question ici de vérité ou d’un souhait absolu de vouloir retracer une vie, il est question d’exploration. Obscure, mélancolique, philosophique.
« Je sais bien qu’évoquer des événements qui se sont produits il y a plus de soixante ans, c’est parler de quelque chose qui aussi bien ne s’est pas passé comme dans notre souvenir. Mais la mémoire est ainsi faite, elle creuse les lagunes bien souvent dangereuses à traverser et en même temps laisse une planche de salut pour le faire dans l’incertitude que provoquent les tempêtes. Le récit ne s’interrompt pas lorsque sa durée est menacée par un espace en blanc sans solution de continuité. Il nous faut continuer à raconter pour que tout finisse par faire sens […] ».
En faisant appel à la mémoire, fouillant les souvenirs parfois incomplets, déformés, fictionnels pour trouver du sens, Alfons Cervera invoque aussi ses piliers littéraires, écrivains et poètes (Kafka, Lampedusa, Doïstoveski, Chirbes…) qui l’ont porté et le portent encore. Des hommes qui sont parvenus à lui montrer le chemin vers l’intime, à qui il rend hommage, dont il se sert pour développer sa propre intimité et sa propre réflexion sur l’acte d’écrire.
Un autre monde est ainsi ce regard posé sur l’enfance, la transmission familiale et littéraire. Et l’on se laisse bercer par ces vagues qui nous entraînent ici et là dans les époques non chronologiques, dans l’errance des souvenirs et des élucubrations personnels qui nous semblent peu à peu devenir universels.
Un autre monde de Alfons Cervera (traduit par George Tyras)
Paru en octobre 2018 à La contre allée