[dropcap]E[/dropcap]n janvier, paraissait dans la collection « Le mot est faible » aux éditions Anamosa Utopie, de Thomas Bouchet. Au fil de ce petit essai passionnant autant qu’érudit, l’auteur revient sur les différentes significations qui teintent actuellement ce mot. Il en profite pour dresser un jeu de piste littéraire qui court depuis les grands textes humanistes du XVIe siècle jusqu’aux arguments publicitaires du XXIe en passant par les penseurs socialistes du XIXe. Au fil d’une interview, et au-delà de la présentation de l’ouvrage, nous avons eu envie d’aller plus loin que les quelques exemples contenus dans le livre, de proposer une petite rallonge au propos pour guider le lecteur curieux dans sa découverte de l’utopie au fil de quelques textes sélectionnés.
L’Utopie est bien évidemment une notion politique et philosophique, mais qui s’est transmise, qui s’est réfléchie, qui s’est partagée au travers d’un certain nombre de textes qui ont aussi une dimension littéraire.
Mais avant de réaliser cette exploration des sources littéraires, revenons à la genèse du projet : cette collection « Le mot est faible » rassemble des ouvrages qui sont initiés par l’éditeur ; Chloé Pathé et Christophe Granger vont chercher des auteurs. C’est un travail assez neuf par rapport aux ouvrages que tu avais publiés avant, que ce soit De colère et d’ennui chez le même éditeur ou les précédents chez Stock autour de tes travaux sur l’insulte en politique notamment.
Thomas Bouchet : Oui, c’est le deuxième épisode de l’aventure avec Anamosa. Le premier épisode s’est déroulé d’une manière un peu différente, j’ai fait une proposition de texte qui a été acceptée par Christophe et Chloé et puis on s’est lancé. Le texte était atypique, ils ont eu l’audace et le courage de me soutenir là-dessus et dans le sillage de cette très belle expérience on s’est dit qu’on pouvait retrouver un lieu pour travailler ensemble et ça a été la collection « Le mot est faible » où assez naturellement est apparu le mot utopie, après la parution du démocratie, du peuple, du race, du science, etc. Donc je suis vraiment dans une dynamique collective avec les autres auteurs de la collection et avec Christophe et Chloé, et là j’ai eu les coudées franches pour penser, imaginer, rêver Utopie complètement à ma guise.
Est-ce que ça change des choses pour toi, que ce texte soit une commande normée ? Tes précédents livres étaient avant tout un moyen de restituer tes sujets de recherche. De Colère et d’ennui prenait déjà une forme un peu spécifique, mais là est-ce que tu as vu ça comme une contrainte ou est-ce que ça impliquait un processus de travail différent ?
C’est un processus de travail différent mais qui trouve sa source dans un certain nombre de tentatives que j’ai faites avec à la fois De colère et d’ennui mais aussi Noms d’oiseaux qui était aussi un livre sans notes de bas de page qui a un peu chiffonné certains de mes collègues ; mais là le projet était de poursuivre sur cette voie, d’être sur un texte court avec une dimension essai très affirmée, avec effectivement un enjeu d’écriture très particulier, il s’agissait de s’adresser aussi largement que possible à des gens que l’utopie fait rêver ou des gens à qui l’utopie fait peur et de réamorcer le mot en faisant flèche de tout bois et ça c’est nouveau pour moi. Ça fait très longtemps que je travaille sur les questions d’utopie par le biais de Charles Fourier qui est vraiment un penseur à mon avis très digne d’intérêt, mais c’est la première fois que j’exprime mon intérêt et ma passion pour les questions d’utopie de cette manière.
C’est assez intéressant parce que tu fais un retour sur quelque chose qui te passionne par le biais d’un projet qui ne vient pas de toi mais qu’on t’a proposé. C’est une manière justement de débloquer les choses un peu plus personnelles dans ton travail d’écriture ?
Oui, tout à fait. Ça résulte, comme tous mes projets précédents, comme Noms d’oiseaux et Les Fruits défendus – autour des questions de socialisme et de sensualité – d’une discussion amicale avec une éditrice ou un éditeur. Il y a la stimulation éditoriale et puis il y a le laisser-faire qui m’est toujours accordé de manière de plus en plus radicale et donc moi je me précipite la tête la première dans ces ouvertures parce que je trouve que c’est une chance inouïe que de pouvoir écrire en relation avec un éditeur exactement dans le tempo et avec les logiques ou les illogismes dont on a envie soi-même.
Tu a sélectionné 5 extraits de textes que tu évoques dans Utopie, qui sont un peu des jalons. On va commencer par Thomas More et Utopia bien évidemment, et Charles Fourier dont tu viens de parler. Mais avant ça, est-ce que tu pourrais nous parler de comment tu traites la source littéraire comme matériau à la recherche historique. Il y a quelques années, parlant de ça, tu disais que la matière littéraire, ou philosophique, qui a été rédigée, qui a été écrite comme ça, ce n’est pas quelque chose que l’on doit traiter comme un document historique, comme une source d’archive ; il faut aussi préserver, ou restituer, quelque chose de l’ambition littéraire de l’auteur ?
Oui, tu mets le doigt sur une de mes inquiétudes : j’ai toujours assez peur de réduire, d’affaiblir, d’amoindrir un texte littéraire en le plaçant sous le feu de questionnements aussi légitimes soient-ils par ailleurs – par exemple les questionnements d’historien.nes, de sociologues ou autres encore. La puissance à la fois raisonnable, évocatrice et fantasmatique parfois de la littérature à mon avis gagne à n’être pas prise dans les filets de l’analyse, pas complètement, et c’est pour ça que je termine le livre sans le terminer puisqu’il s’agit de retranscrire – on en parlera peut-être tout à l’heure – un poème d’Apollinaire sur lequel je ne fais pas de commentaire particulier, et qui me semble être à lui seul, une invitation à l’utopie.
Comment ça s’articule ? Tu te places dans le courant des historiens de la sensibilité, comment ça s’articule avec ton travail d’historien justement : est ce que c’est une préoccupation qui est discutée, cette question du texte littéraire dans le milieu des historiens et notamment des historiens de la sensibilité, comment ça se perçoit dans le champ de la recherche à l’heure actuelle ?
Oui c’est une question vive, c’est une question à laquelle beaucoup parmi nous se sont attelé.es et continuent à s’atteler ; il y a une fascination de la littérature mais il y a dans nos traditions disciplinaires une méfiance affichée ; on doit tenir un équilibre instable entre les deux. Je suis fondamentalement historien, je ne suis pas auteur littéraire donc j’utilise des outils auxquels je tiens et qui comptent pour moi : une attention aux sources, une attention aux archives, une attention aux contextes dans lesquels s’inscrivent les textes auxquels je réfléchis, y compris les textes littéraires ; Thomas More c’est le début du XVIe siècle : on ne peut pas faire l’économie de cela ; Apollinaire c’est l’orée du XXe ; donc de manière assez bricolée, toujours recommencée, j’essaie de cheminer avec la littérature dans le cadre d’un projet qui est effectivement un projet référencé. On ne peut pas mettre sur le même plan le Thomas More de 1516 et le Robert Owen du début du XIXe siècle ou bien l’entreprise du Bauhaus dans l’Allemagne du début du XXe.
J’ai la conviction qu’il y a un dialogue très fertile entre la littérature et les sciences humaines, avec parfois des outils différents pour exprimer des choses ou des thématiques similaires. Est-ce que c’est un dialogue que tu engages toi aussi par ton travail ? Manifestement avec les textes anciens oui, et tu nous as bien expliqué pourquoi, mais même avec une des formes de littérature plus contemporaine, est-ce que c’est des choses sur lesquelles il y a des échanges pour toi, dans ta réflexion ?
Alors je suis très ardent lecteur, j’ai une curiosité assez insatiable dès lors qu’il s’agit d’articuler ou de mettre en regard ou en écho quelque chose qui renverrait à l’histoire et quelque chose qui renverrait à la littérature. J’ai des discussions avec des ami.es qui sont aussi des collègues pour certaines et certains d’entre eux. Tu parlais de l’histoire des sensibilités, ça me fait penser assez naturellement à cette revue tout à fait extraordinaire qui met en relation diverses sphères de la pensée et de l’imaginaire, la revue Sensibilités, toujours chez Anamosa et là je suis de près, je participe quand je peux bénéficier de discussions et de dialogues extrêmement riches. Plus globalement, je me nourris par exemple des travaux de Corinne Saminadayar ou de Hervé Mazurel qui se frottent à ces questions-là avec leurs outils personnels et aussi celles et ceux qui pensent que l’écriture, le mode d’écriture et le style ont quelque chose à voir avec les sciences humaines.
Le premier extrait que tu as choisi de me faire lire est un extrait d’Utopia de Thomas More de 1516 et c’est dans l’Épilogue (traduction de Victor Stouvenel, 1842) :
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Voilà, texte assez long qui dit à mon avis l’extraordinaire force d’inventivité de l’écriture telle que More la fonde, il invente quelque chose à l’orée du XVIe siècle et quelque chose qui n’est pas monolithique, c’est ce que l’extrait montre à mon avis. D’un côté on a (livre 2) l’île d’Utopie, les Utopiens, leur manière de vivre. Ce qui est perçu comme très attirant chez eux et chez elles : le bon gouvernement voire même, mais là je pense qu’on s’éloigne beaucoup du texte, la société parfaite. En réalité c’est beaucoup plus compliqué, ambigu et rusé que ça ; il y a plusieurs personnages dans Utopie et leurs voix sont discordantes. En plus, on néglige souvent le livre 1 d’Utopia, dans lequel une critique acerbe est développée contre l’injustice et la misère dans le royaume d’Angleterre ; et puis More ne cesse de jouer, il crée des mots qui disent l’inverse de ce qu’on pourrait imaginer, le fleuve dans l’ile d’Utopie a pour nom Anhydre ça veut dire étymologiquement le fleuve sans eau. On a donc intérêt à regarder de près ce qui est dans le texte parce qu’il y a des chausse- trappes joyeuses. Raphaël, dont on parlait tout à l’heure, a comme nom de famille Hythlodée, ce qui veut dire le diseur de sornettes, donc son discours n’est pas souverain, il peut être remis en cause par d’autres encore. Cette voie de More – c’est Miguel Abensour qui dit ça – est une « voie oblique », j’aime beaucoup cette idée là – on n’est pas dans la certitude du meilleur gouvernement, on est dans la tentative de quelque chose d’autre.
Le deuxième extrait que tu as choisi est un extrait du Nouveau monde amoureux de Charles Fourier écrit à la fin des années 1810 mais publié seulement en 1967. Est-ce que tu peux me parler de cette publication en différé justement ?
Fourier lui-même pensait à la fin des années 1810, années de Restauration avec un pouvoir politique assez musclé et une alliance du trône et de l’autel, c’est-à-dire du politique et du religieux, que son texte ne recevrait pas un accueil très favorable de la part des autorités, donc il l’a conservé dans ses cartons et ce texte est parti dans les caves pendant très longtemps, certaines pages ont été grignotées par les souris d’ailleurs, et il a été exhumé dans les années 1960 par Simone Debout, très grande spécialiste de Fourier (elle est morte il y a quelques mois, à 101 ans) et cette redécouverte de Fourier ou cette découverte du texte de Fourier a été très en phase avec le moment d’ébullition intellectuel et sensible des années 1960 et 1970. Il a trouvé sa place plus de 150 ans après qu’il a été écrit.
Il est quand même complètement fou, ce texte !
Ah oui, mais chaque fois il me refait le coup ce texte-là, c’est-à-dire que je suis pris dans un tourbillon qui ne cesse du début jusqu’à la fin. Ça a pu confirmer l’idée selon laquelle Fourier était tout simplement un fou mais ce qui l’emporte ici c’est à mon avis l’imagination complètement débridée, la mise en mouvement qui est, me semble-t-il, une caractéristique majeure de l’utopie, lorsque le mouvement cesse, l’utopie étouffe et là je crois pouvoir dire qu’il y a énormément de mouvement dans tous les sens, avec des acteurs et des actrices aux noms parfois très très étonnants ; chez Fourier comme chez More il y a de l’invention verbale avec une foule de néologismes. Créer un mot c’est à la fois sans doute, se faire plaisir, faire plaisir à ses lectrices et à ses lecteurs mais c’est aussi envoyer un message, c’est dire que le langage qui nous est imposé n’est pas le seul possible et qu’on peut construire du langage soi-même.
Penser à l’idéal c’est aussi trouver une nouvelle manière de l’exprimer ?
Alors, d’accord avec toi sauf sur le mot idéal mais oui trouver une nouvelle manière d’exprimer, découper autrement ou ouvrir des perspectives complètement inattendues, c’est Roland Barthes qui avait remarqué que chez Fourier le mot fée qu’on connait au féminin s’emploie aussi au masculin et cette ouverture vers le fé est aussi une ouverture politique me semble-t-il, de la même manière que derrière le concile du Nouveau Monde amoureux il y a une critique féroce de la religion et puis il y a une critique de la puissance des armées qui structurent la vie française au début du XIXe siècle. Tout cela est joyeux, rêveur, imaginatif et en même temps c’est implacable et il y a souvent ce double mouvement dans les utopies, comme chez Rabelais, Pantagruel apparaît d’ailleurs dans l’extrait qu’on a choisi. Ce petit clin d’œil n’est pas sans importance parce que c’est Rabelais qui emploie le premier le mot utopie dans la langue française, très peu de temps après More (1532).
Troisième extrait, Désirée Véret, Lettre à Victor Considerant, Bruxelles, 7 septembre 1890, un passage beaucoup plus court :
En relisant ma lettre je demeure convaincue de la nécessité d’une école utopique scientifique qui laisserait aux utopies leur grandeur poëtique, légendes de l’avenir ; et soumettrait à un examen rationnel et expérimental, ce qu’on en peut dégager de pratique ; pour sortir des vieux errements sociaux, et des misères qu’ils ont engendrées. Oh ! Si j’avais la science technique, comme j’ai l’intuition et la perception du vrai ; idéal ; et du possible…..
Oui, voilà un texte beaucoup plus court dans un contexte d’énonciation très différent. Désirée Véret, au moment où elle écrit (1890) a 80 ans, elle est au terme de son existence, presque aveugle et isolée à Bruxelles alors qu’elle est née en France ; et pourtant l’envie d’autre chose ne la quitte pas et c’est pour ça que ce texte-là me semble très riche, c’est à hauteur d’individu, elle met en relation ses principes et sa pratique, elle ne s’arrête jamais, elle pense qu’il y a une articulation possible entre science et poésie, cela m’intéresse vraiment beaucoup. Il faut imaginer que cette même Désirée Véret a créé dans les années 1830 un journal étonnant qui s’appelle La femme libre qu’on trouve sur Gallica d’ailleurs si on veut ; puis elle a fondé un Institut de l’enfance en 1840 ; dans la seconde moitié du XIXe siècle elle part dans un exil mi-volontaire et mi-forcé, parce que l’audace de ses propos et de ses actions choque et c’est cette femme-là qui à la toute fin continue à dire qu’il vaut la peine de se remettre en mouvement, que le monde est dur, que le monde est brutal et qu’ il faut trouver autre chose.
Pour recontextualiser, Victor Considerant contrairement à Fourier et à More, lui ne s’est pas contenté de rêver, enfin d’écrire une utopie ; il a tenté sa chance aux Etats-Unis et tout ça ne s’est pas très bien déroulé, à ce moment-là, en 1890 il est déjà de retour, ou pas encore parti ?
Alors, la tentative américaine n’a pas été extraordinairement glorieuse, ça s’est assez vite mal, voire très mal passé ; Considerant s’est désolidarisé de cette colonie phalanstérienne à Reunion, tout près de Dallas au Texas, il est revenu en France et dans les années 70, 80 on peut le rencontrer dans le Quartier latin avec un chapeau mexicain parce que son retour en France passe par la case Mexique ; il assiste à toutes les conférences qu’il peut, il continue d’agir, de réfléchir, de penser et aussi de rêver. C’est un homme que l’échec n’a pas durablement détruit, comme Désirée Véret. Pour en revenir à elle : aller d’échec en échec n’était pas un problème insurmontable pour elle parce qu’après un échec il y a une nouvelle tentative ; et je pense que cela résonne assez bien avec certaines des dynamiques de l’utopie.
Quatrième extrait : « Saltimbanques », un poème de Guillaume Apollinaire extrait d’Alcools, 1913 :
Dans la plaine les baladins
S’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises
Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés
L’ours et le singe animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage
Voilà, on y revient, on en a parlé tout à l’heure, difficile de le commenter. Simplement : peut-être que pour certaines et certains derrière ces paroles il y a de la musique, la chanson interprétée par Yves Montand. Il me semble que « Saltimbanques » s’enracine dans les esprits et les imaginaires de manière tout à fait merveilleuse et que cette idée de mouvement qu’on abordait tout à l’heure on la trouve retranscrite par Apollinaire, ces baladins n’ont pas de demeure fixe, ils expérimentent, ils vont d’un endroit à un autre sans grande distinction entre les adultes, les enfants et les animaux, elle me plait beaucoup aussi cette idée de circulation et puis c’est joyeux, peut-être par certains côtés tristement joyeux, mais joyeux quand même. J’ai l’impression d’entendre les tambours, j’aperçois le singe et puis je me dis que la première étape, sera une étape peut être difficile pour ces baladins mais belle quand même et donc, je vois en cela une invitation à ce que la vie soit un peu moins malheureuse ou un peu plus heureuse quand même et que ce mouvement ne cesse.
Le dernier extrait est tiré d’un documentaire Le Monde parfait, de Patric Jean (Rouge productions, Arte, 2019). C’est l’interview du directeur du centre commercial Polygone de Béziers…
Avant d’attaquer l’extrait à proprement parler, il faut revenir sur la grande variété des références que l’on trouve dans ton livre où justement on va passer de textes philosophiques du XVIe siècle à la poésie du début du XXe siècle pour virer à l’interview d’un directeur de centre commercial. Comment ce texte-ci arrive-t-il dans le corpus ?
Au hasard des découvertes, des discussions avec d’autres qui me disent « mais t’as vu les questions d’Utopie aussi dans tel ou tel document, telle ou telle chanson ou dans tel ou tel tract publicitaire ? » parce que l’utopie est mise à toutes les sauces et j’avais vraiment envie de le souligner. Je n’ai pas du tout été favorable à l’idée de définir moi-même « utopie », je pense que ce terme est rebelle et qu’il faut le laisser tel quel donc je propose, dans la logique de l’essai, des pistes, des hypothèses mais je ne vais pas plus loin ; simplement je tente au fil du texte de repérer quelles sont les acceptions majeures, l’utopie comme rêve un peu béat et candide, une utopie rose, l’utopie comme cauchemar, l’utopie liée de manière à mon avis absolument contestable à l’idée de totalitarisme ; et tout cela circule dans les idées, dans les pensées ; et puis il y a l’utopie devenue argument marketing et ça c’est très présent. Je me suis rendu compte, mais d’autres que moi le savent et le pratiquent, qu’il y a même une chaîne de camping qui permet le retour à la nature et qui s’appelle Huttopia (la hutte et l’utopie) et que plein de produits sont en lien avec ce terme protéiforme, fourre-tout. Je ne juge pas au-delà d’un certain point mais je me dis que utopie mérite mieux que ce que ce texte propose :
Voilà, je serais intéressé de savoir ce que tu en penses toi aussi de ce texte là.
Je trouve ça effectivement, terriblement cynique pour partie ; c’est une manière de parler de l’utopie qui est assez glaçante, peut être justement une forme de dégénérescence du sens vers une fantaisie irréaliste et avec cette idée que je rattacherais à la grande méfiance envers la fantaisie et l’imagination qu’on sent dans notre société, la fiction qui serait nécessairement des mensonges faits pour entourlouper le lecteur. Cette pensée « marketing » n‘est pas étrangère à cette idée de la fantaisie comme manière de duper les gens pour leur extorquer quelque chose. Il est donc très intéressant, et important, de la désamorcer.
Voilà, et on revient à la collection « Le mot est faible », c’est-à-dire que ces mots-là, démocratie, peuple, race, science, environnement qui vient de sortir aussi, ces mots-là ont une histoire, ces mots-là ont été mobilisés, brandis parfois pour faire avancer (ou reculer) des causes et il me semble que utopie gagne à être réactivée et je dirais même dans une certaine mesure, réarmée. Voilà, ce que ce directeur de ce centre commercial nous présente c’est me semble-t-il pas du tout une utopie, c’est peut-être plutôt une dystopie qui pourrait ressembler par certains côtés à ce qu’on lit dans la littérature du XXe siècle sous la plume de Huxley, Orwell et les autres ; ça a l’air très doux parce que il y a le mot « cocon », c’est ouaté, on se sent en apparence en tout cas en sécurité dans un centre commercial, en sécurité parce qu’il y a des milliers de caméras, en vérité on ne respire pas – ou j’ai l’impression qu’on ne nous donne pas le droit de respirer. Dans ces centres on parcourt des chemins pensés par d’autres que nous. L’utopie permet de partir à nouveau sur des voies obliques. Je pense que c’est ce qu’elle a de très très riche en particulier dans la période que nous vivons et où on a parfois l’impression d’étouffer, pas simplement pour des raisons sanitaires.
Avant d’arrêter cet entretien, est-ce-qu’il y aurait un autre texte littéraire dont tu n’as pas pu parler dans ton livre ?
J’ai dû faire des choix effectivement, je me suis séparé de textes que par ailleurs j’aime beaucoup, je suis très charmé par les textes de William Morris à la fin du XIXe siècle en Angleterre et puis s’il fallait vraiment mettre en avant une écriture, une pensée, une existence j’aurais bien envie de terminer avec Joseph Déjacque sur qui je me suis penché ces dernières années avec d’autres, et qui construit par les mots à la fois un monde, une résistance et une perspective pour l’avenir ; l’expression qui me vient à propos de Déjacque c’est « voile au vent », c’est dans un de ses poèmes, poème méconnu mais qui nous montre qu’il vaut la peine de toujours chercher à re-hisser les voiles.
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Thomas Bouchet – Utopie
Anamosa
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