Jamais deux sans trois! C’est la troisième édition de Watership Down, le chef d’œuvre de Richard Adams, que publient les éditions Monsieur Toussaint Louverture; et pour cette dernière livraison c’est sous une magnifique couverture signée Chris Thornley dont les chatoyantes couleurs devraient faire leur petit effet au pied du sapin. Autant vous dire tout de suite que malgré les deux éditions précédentes ce texte m’avait totalement échappé et je dois à un ami, que je ne remercierai jamais assez, de l’avoir découvert.
Si je vous indique que ce livre raconte les aventures d’une bande de lapins dans la campagne anglaise et de leur périple rocambolesque pour parvenir à établir une garenne prospère et sécurisée vous pourriez imaginer qu’il s’agit là d’une histoire destinée aux enfants. Ce serait une demi erreur mais une erreur bien fâcheuse tout de même. Si en effet ce texte peut être lu à partir d’environ dix ans pour les bons lecteurs, ses quasi 500 pages signent un texte absolument formidable et un pur bonheur de lecture à tout âge. Il faut définitivement classer Watership Down dans ces récits justement inclassables qui vont de Le vent dans les saules, à Alice au pays des merveilles en passant par L’île au trésor ou L’Odyssée. Loin de s’adresser aux lecteurs en tant qu’ils seraient ceci ou cela, ces textes indépassables s’adressent d’abord à notre imaginaire, à l’être absolument libre qui sommeille en nous et qui manque cruellement d’espace pour se déployer.
Avec la bande d’Hazel, le maître lapin qui va conduire ce « field-movie » assisté de son frère visionnaire Fyveer de l’invincible Floussflou dit Bigwig ce sera chose faite, car l’univers ouvert par Richard Adams est d’une richesse folle et d’une profondeur qu’il serait dommage de sous-estimer. En effet, au delà d’un premier niveau de lecture qui se concentrerait sur les tribulations de ces attachants léporidés, combattant jusqu’à leur dernières forces les lapins autocrates d’Effefra, le texte nous embarque vers un niveau symbolique et métaphorique qui lui donne toute sa saveur et sa puissance. Il nous offre tout d’abord un véritable voyage initiatique que nous réalisons pour une fois au ras du sol, c’est à dire à hauteur de lapin, et quasiment sans aucun humain. Rapetisser est parfois salutaire pour mieux voir les choses et nous suivons chacun des protagonistes avec les erreurs, les fausses routes et les réussites manifestes qu’offre tout trajet de vie. Cependant ces lapins, véritables héros parfaitement incarnés et inoubliables, nous donnent aussi une magnifique leçon de coopération et de résistance. Nous les suivons, fidèles les uns aux autres malgré les difficultés, leurs peurs et leurs prédateurs. Ils démontrent d’une solidarité sans faille et d’un altruisme envers les autres espèces qui fondent une entraide exemplaire qu’on aimerait aussi répandue chez notre humaine espèce.
Bien sûr tout n’est pas rose au fond des garennes et le régime liberticide de la garenne d’Effrefa en atteste. Car si toute garenne nécessite une forme d’organisation et un leadership le versant politique du texte n’hésite pas à dénoncer les dérives d’un univers où les libertés individuelles sont bafouées même si étrangement, plusieurs lapins le feront remarquer, l’ordre imposé par les régimes dictatoriaux facilite parfois les choses quand il s’agit de conduire les uns et les autres vers un même but ! C’est alors une belle occasion pour les lapins d’affirmer leur force d’engagement et leur sens de la résistance qui les conduiront victorieux à mettre fin à la dictature de leurs adversaires. Plus audacieux encore, le roman s’engage dans les derniers chapitres sur la voie de la difficile réconciliation post guerre, un sujet brûlant d’actualité et particulièrement inspirant. Car en effet reconstruire doit se faire avec l’ennemi d’hier et il faut beaucoup d’humanité et de hauteur pour y parvenir.
« Stachys comprit au premier coup d’œil ce que Lychnis avait tenté de lui expliquer. Ce lapin était grand, massif, mais semblait alerte, avec ce quelque chose de robuste et d’expérimenté typique des bagarreurs. Sa tête était couronnée d’une drôle de touffe de poils. Il examina Stachys d’un air détaché, comme s’il cherchait à le jauger. Il y avait longtemps que le général n’avait pas croisé un tel regard.
« Qui es-tu ? demanda-t-il
─ Je m’appelle Floussflou, répondit l’étranger.
─ Tu t’adresses à un général », le reprit Lychnis.
L’étranger n’ajouta rien.
« On me dit que la patrouille t’a intercepté. Que faisais-tu ?
─ Je veux m’installer à Effrefa.
─ Pourquoi ?
─ Quelle question ! C’est ta garenne, non ? Est-ce si surprenant qu’un lapin demande à y vivre ? »
Stachys ne sut quoi répondre. Il n’était pas stupide et ne pouvait donc s’empêcher de s’étonner qu’un lapin sensé veuille rejoindre Effrefa de son plein gré. Il ne pouvait cependant pas l’admettre ouvertement. »
─ Richard Adams, Watership Down
Watership Down est d’autre part l’occasion pour Richard Adams de s’interroger sur les pouvoirs du langage et notre besoin de spiritualité. Il commence par créer ex nihilo une astucieuse langue des lapins qui tout à la fois et paradoxalement nous éloigne autant de cette équipe de lapins assez incroyables qu’elle nous en rapproche. Ce langage est bien sûr partiel puisque les lapins n’usent dans le roman que d’un choix limité de mots inconnus mais ceux-ci suffisent à nous rappeler combien les mots excèdent ce que sont les choses et que nous percevons le monde à travers les termes avec lesquels nous le désignons. L’auteur propose par ailleurs un langage, certes un peu simpliste, pour établir le dialogue entre les espèces, mais cette langue infantile peut aussi s’entendre comme un minimum commun partageable entre tous, une sorte d’espéranto animalier indispensable à la coopération et à la solidarité . Enfin Watership Down s’accompagne d’une mythologie propre qui vient enluminer le texte du merveilleux du conte. Nos lapins font certes raka (je vous laisse deviner de quoi il s’agit !) le matin mais adore le soir écouter au fond de la garenne les histoire de leur héros mythique Shraavilshâ et de son partenaire Primesaut aux prises avec le terrible Lapin Noir d’Inlé personnifiant la mort. Richard Adams est alors habile à tisser autour des motifs traditionnels mythologiques quelques histoires qui ouvrent autant les lapins que nous à la réflexion.
Totalement addictive et d’une émouvante poésie je n’ai pas pu lâcher cette lecture avant de savoir si nos héros allaient s’en sortir et ils m’ont pris dans leurs pattes comme on aimerait que chaque livre vous emporte, quand le monde autour de nous disparait et que plus rien ne compte que l’avancée de l’intrigue.
J’ai la chance d’avoir la visite, quand je me lève assez tôt, de petits lapins qui s’attardent encore pour quelques instants dans le fond de mon jardin. Le philosophe Ludwig Wittgenstein rappelait que « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». Mon monde s’est désormais élargi car je sais maintenant que les lapins que je vois sont en train de farfaler et ça, ça change tout. Merci Monsieur Richard Adams d’avoir ouvert toutes grandes pour moi, et tant d’autres j’espère, les portes de l’imaginaire!
Watership Down de Richard Adams
Traduite par Pierre Clinquart et Hélène Charrier
Monsieur Toussaint Louverture, Mai 2024