[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]J[/mks_dropcap]e sais, nous sommes en février, la trêve des confiseurs est passée depuis plus d’un mois, la fin des vœux datent d’il y a quelques jours et je m’apprête à me vautrer dans le ridicule en sortant la phrase suivante : « l’avantage avec la trêve des confiseurs, c’est que n’importe quel chroniqueur a près d’un mois pour rattraper tout ce qu’il a loupé pendant l’année en se plongeant dans les tops divers et variés de ses camarades ». Et parfois au détour d’un top, vous apprenez par hasard qu’un de vos artistes préférés a sorti un disque sans que vous en soyez au courant et que, cerise sur le gâteau, selon les collègues, il est excellent. Ainsi Mark Ernestus, dont l’actualité musicale est actuellement proche du néant, a sorti une galette qui mérite amplement que je revienne dessus.
Déjà, présentations : Mark Ernestus est un DJ allemand officiant dans la techno (minimal, ambient et dub), le dub et le reggae et ce depuis 1992, année où il sort son premier Ep Ploy, sous le nom de Maurizio en compagnie de Moritz Von Oswald.
Il fonde avec Von Oswald le label Basic Channel sous lequel il ne sort que des Eps (6 en 1993/94) et deux compilations. L’orientation de ces deux entités est avant tout techno (dub et minimal).
Parallèlement à Maurizio et Basic Channel, les allemands vont aussi créer un autre label, Main Street Records, sur lequel, entre 1993 et 1999, ils vont s’employer à sortir cinq Eps, regroupés ensuite sur une compilation Round One To Round Five dans laquelle le duo va progressivement évoluer d’une Deep House hédoniste (I’m Your Brother chanté par Andy Caine) à un reggae/dub très lourd et extrêmement enfumé (chanté par Tikiman).
Suite à la première collaboration avec Tikiman en 1996, ils vont encore créer une nouvelle entité, Rhythm & Sound, ainsi qu’un autre label, Burial Mix (ça va ? Vous arrivez à suivre?), orientés exclusivement vers le reggae.
Entre 1996 et 2005, aidés par divers chanteurs qu’ils sortiront de l’oubli (Cornel Campbell, Jennifer Lara, Jah Bata), pas moins de 27 Eps regroupés sur 3 compilations (Showcase avec Tikiman, Rhythm & Sound W/Artists et See Me Yah) vont voir le jour.
Enfin, pour être à peu près complet, il faut ajouter à cela la création du label Chain Reaction, orienté Minimal et Dub sur lequel ne sort que des Eps/albums d’artistes qu’ils prennent sous leur aile (Fluxion, Porter Ricks, Monolake).
Ainsi, sur un peu plus d’une décennie, le duo, sous différents pseudos, inonde l’industrie musicale de Eps révolutionnaires, fait avancer le reggae à pas de géant, donne une texture d’une profondeur inédite à la techno, tout en conservant l’anonymat quant à leur identité (ce n’est que dans les années 2000 qu’on connaîtra l’identité de chacun). Bref, vous l’aurez compris, me concernant, Ernestus, avec Von Oswald, est probablement l’un des musiciens les plus importants du mouvement techno/dub de ces vingt dernières années.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]maginez donc ma surprise quand je découvre qu’il a sorti l’an dernier un nouvel album sans que j’en sois au courant. Faut dire que je ne me suis pas non plus beaucoup renseigné. La faute à sa dernière formation, Jeri-Jeri, qui a sorti en 2013, un 800 % N’dagga honorable mais loin d’être passionnant.
Jeri-Jeri, c’est une nouvelle orientation de l’allemand : après avoir complètement remodelé le reggae, Ernestus est tombé amoureux de la musique africaine et s’est mis en tête de lui faire subir le même traitement. Il créé donc en 2012 un nouveau label, Ndagga, un nouveau groupe, Jeri-Jeri et sort rapidement différents Eps. La musique africaine, c’est immense me direz-vous. Effectivement et Ernestus s’est focalisé principalement sur le Mbalax, musique spécifiquement sénégalaise, mélange de traditions, dance et influences internationales (jazz, soul, rock), chantée en Wolof et popularisée par Youssou N’Dour.
Après un premier essai peu convaincant, 800 % N’dagga, usant de guest un peu trop clinquant (Baaba Maal) et pour lequel la personnalité d’Ernestus s’efface trop au profit de la tradition, l’allemand va vite reprendre le contrôle de sa musique en formant le groupe N’dagga Rhythm Force auquel il va accoler son nom, histoire de bien faire comprendre quelle direction prendra celle-ci. Pour ce faire, il se rend à Dakar, reprend la plupart des musiciens de Jeri-Jeri, vieilles pointures (à la guitare et au synthé) comme jeunes recrues, s’enferme en studio, laisse le groupe jouer, retourne ensuite sur Berlin et mixe le tout à sa sauce. Du coup, contrairement à 800 % N’dagga où Ernestus apposait de temps à autre sa patte, n’osant peut-être pas aller à l’encontre des monuments recrutés pour ce disque (Baaba Maal et Doudou Ndiaye Rose), sur Yermande, le sorcier du son se lâche complètement et fait subir à son Mbalax un relooking extrême.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]e qui fait qu’au lieu d’avoir un disque le cul entre deux chaises, Ernestus va prendre le parti de renouveler complètement le genre en introduisant du silence, énormément, du minimalisme, beaucoup, et une bonne dose de mysticisme. Tout se met en place dès les premières secondes de Lamb Ji, où le silence va devoir jouer des coudes face à une basse martiale, une voix qui se réverbère partout, une guitare funky anorexique et des percus s’imposant progressivement jusqu’à occuper tout l’espace.
Tout se déroule d’une façon claire, limpide, aidé en cela par la science d’Ernestus qui amène par petites touches une techno, froide, glaciale, minimale, contrastant avec l’incandescence rythmique des percussionnistes. A vrai dire Lamb Ji et le parfait reflet de ce qui va se jouer sur Yermande : à savoir l’alchimie entre les rythmes allemands, froids et hypnotiques, et ceux, d’une belle incandescence, sénégalais et aussi entre l’abstraction, le minimalisme du dub et la musique sans cesse en mouvement du Mbalax. Mais plutôt qu’opposer deux visions musicales, le travail d’Ernestus sera de les fusionner, les faire cohabiter et s’entendre, trouver un équilibre qui évite d’en léser un sans avantager l’autre, qui permettra à l’allemand d’imposer sa touche sans pour autant tordre l’essence, la force de son groupe.
Rien de tel pour y parvenir que vingt années d’exercice au sein de l’underground techno/dub, ça permet ainsi de parfaitement doser les effets, rajouter de la profondeur en jouant avec l’abstraction, le jazz (le fascinant Simb), appuyer certains effets dub (Walo Walo), réussir la fusion entre tribalisme et techno via un ahurissant crescendo percussif (Jigeen) et même de mettre de la réverb partout sur les voix sans que ce soit pénible (évoquant par la même occasion le traitement fait sur la voix de Tikiman lors de Showcase, première compilation de Rhythm & Sound). Bon, le truc c’est que parfois il y a des réminiscences, du copier/coller serait on tenté de dire, Yermande par exemple renvoie sur bien des points à divers morceaux de Showcase ; mais le talent d’Ernestus est de faire en sorte de trouver un point d’équilibre entre ses aspirations et celles de son groupe, synonymes parfois de retour aux sources pour l’un (Yermande donc, dans lequel l’impression qui domine est celle qu’Ernestus a cherché à se faire plaisir en retrouvant ses vieux réflexes), comme pour l’autre (Nguidel, morceau le plus traditionnel du lot, le plus abordable également, proche des travaux de Youssou’Ndour, entre blues et pop donc et dans lequel l’accent est mis sur la voix de Mbene Diatta Seck).
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l en résulte ainsi un disque d’une profondeur fascinante et doté d’une aura mystique évidente. D’ailleurs on devine aisément ce qui a fasciné Ernestus dans le Mbalax au point d’en tomber amoureux : on retrouve dans ce style un travail sur les percussions, proche du tribalisme, qui fait tout le sel du Nyahbinghi (style popularisé par Dadawah, très proche du reggae, basé sur les percussions, le chant et utilisé lors des cérémonies religieuses) et lui confère une dimension mystique, proche de l’état de transe dans lequel peut nous amener le Dub ou certains disques de Minimal Techno (le Consumed de Plastikman par exemple).
Mais, si Yermande est profond et mystique, frôlant parfois l’abstrait, il n’en demeure pas moins mélodique, hautement abordable et permet en plus de remettre les pendules à l’heure quant à certaines croyances : non, Rhythm & Sound ou encore Maurizio n’étaient pas l’oeuvre du seul génie de Von Oswald, loin de là. Si on se fie à ce que Yermande nous offre, on peut facilement se dire qu’au sein de Rhythm & Sound, le travail sur les textures sonores était principalement l’œuvre d’Ernestus, loin de l’idée de faire-valoir qu’on pouvait s’en faire.
Bref, au vu de la qualité de la galette produite par Ernestus, croyez le ou non, pour sa prochaine livraison, je n’attendrai pas six mois avant de l’écouter, je fondrai dessus dès sa sortie, ça m’évitera de passer pour un con quand arrivera la trêve des confiseurs.
Sorti le 16 septembre dernier chez Ndagga.com, dispo en cd, vinyle et numérique chez Hard Wax, Boomkat et Honest Jon’s ainsi que chez tous les disquaires mystiques de France et Navarre.