[dropcap]À[/dropcap] un peu plus de 5000 kilomètres de nos frontières, enclavé entre l’Afghanistan, la Chine, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, se situe le méconnu Tadjikistan, plus petit pays d’Asie Centrale, territoire montagneux à plus de 90%. Indépendant depuis l’éclatement de l’URSS en 1991, cet état plongea durant les années 1990 dans une guerre civile qui, aujourd’hui encore, fait de lui le pays le plus pauvre de l’ex-URSS. C’est sur les rudes terres de la région du Pamir tadjik que Vladimir Medvedev situe le récit de « Zahhâk, le roi serpent« , concentrant sur un peu plus de 500 pages le destin de ce peuple montagnard qui semble condamné au chaos et au despotisme.
En pleine guerre civile, Zouhourcho, ancien cadre du Parti communiste, revient au pays afin d’y imposer sa loi en même temps que la culture du pavot, source de richesse nécessaire à son appétit de pouvoir. Inspiré par le personnage légendaire du roi Zahhâk (« un tyran inique », « un oppresseur », « un parricide », « un transgresseur d’interdits sur les épaules duquel ont poussé deux gigantesques serpents qu’il nourrit de cerveaux humains »), Zouhourcho porte sur les épaules un impressionnant python à la présence dissuasive. C’est cette période de bouleversements pour les paysans locaux que nous décrit Vladimir Medvedev à travers les yeux et les mots de sept narrateurs.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#e5d3e8 » txt_color= »#ffffff »]Oscillant en permanence entre tragédie et comédie, grotesque et poignant, Vladimir Medvedev ne choisit pas entre farce paysanne et récit de guerre[/mks_pullquote]
Ce choix de la multiplicité des témoignages parvient à donner au roman une vie et une force qu’il n’aurait sans doute pas eues en se contentant d’un récit linéaire. La réalité tadjike ne s’embrasse pas en un seul regard et Medvedev, journaliste ayant passé la plus grande partie de sa vie dans le pays, en sait quelque chose. Ainsi, le récit s’ouvre sur la vie du jeune Andreï, né d’un père tadjik et d’une mère russe. La mort brutale de son père va les conduire, lui, sa mère et sa sœur, à quitter la ville pour rejoindre leur famille dans un village des montagnes, bien loin de la réalité qu’ils ont vécue jusque-là.
Sa mère connaîtra très vite la défiance que provoque chez les tadjiks son appartenance au peuple russe. Zarina, la sœur d’Andreï, prend ensuite la parole et deviendra au fil des pages un personnage central du roman lorsqu’elle éveillera la convoitise de Zouhourcho. Leur oncle Djoroub, qui les a accueillis, apportera également sa version des faits, au même titre que Karim, jeune homme un peu simple, amoureux de Zarina. Mais ce sont trois autres voix qui finiront d’apporter au texte l’éclairage qu’il mérite à nos yeux d’européens méconnaissant le pays et sa culture : celle de Davron, ancien officier soviétique, celle du cheikh Vahhob, ermite soufi et, surtout, celle d’Oleg, journaliste russe dont le regard extérieur et les connaissances historico-politiques permettent de saisir pleinement les tenants et les aboutissants de ce qui se joue sous nos yeux.
Pays profondément ancré dans ses traditions, le Tadjikistan a dû faire face à d’inimaginables bouleversements après l’éclatement de l’URSS et nombre de « barons » locaux ont imposé leur pouvoir à la population, jouant à la fois de menaces et de promesses de protection et de richesses pour tout un chacun. Dans un chaos permanent où les alliances se font et se défont et où la violence omniprésente oublie bien volontiers les règles, hommes et femmes luttent pour leur survie, dans un contexte de pauvreté où la culture du pavot peut représenter un avenir meilleur.
Il est également ici beaucoup question du sort des femmes, à travers le parcours de Zarina qui devra épouser Zouhourcho au cours d’une cérémonie surréaliste à laquelle ne participent ni la mariée ni son époux… Oscillant en permanence entre tragédie et comédie, grotesque et poignant, Vladimir Medvedev ne choisit pas entre farce paysanne et récit de guerre, conscient que la réalité de ce pays se joue quelque part par là, complexe comme peut l’être l’homme quand les instances au pouvoir semblent indifférentes à son destin.
Zahhâk, le roi serpent est un grand livre au souffle indéniable (qui pourra rappeler l’inoubliable roman de Joseph Kessel, Les cavaliers) dont la lecture, au-delà d’un dépaysement certain, contribuera sans doute à nous faire regarder avec intérêt cette partie du monde secouée par l’histoire et dont le destin, aujourd’hui encore, reste incertain.
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Zahhâk, le roi serpent de Vladimir Medvedev
Traduit du russe par Emma Lavigne – publié aux Éditions Noir sur Blanc – octobre 2019.
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La comparaison avec l’extraordinaire roman de Kessel, Les cavaliers, donne envie directement.
Dans ma liste.
Merci Yann
Disons que le cadre et certaines descriptions m’ont forcément fait penser aux « Cavaliers », en particulier parce que je manque de références dans ce coin du globe »Zahhâk » est complètement différent mais il m’a transporté presque autant que le roman de Kessel. Merci à toi pour ton commentaire.
C’est noté Yann.
Je mets ce bouquin dans ma liste des futures lectures.
Merci pour la superbe chronique !