[dropcap]S[/dropcap]incèrement, était-il réaliste de penser qu’en 1994, un septennat après la séparation du groupe qui avait assuré sa postérité, Steven Patrick Morrissey serait capable de sortir un album en mesure de tenir la comparaison avec The Queen Is Dead ou Strangeways Here We Come ? Le doute n’effleurait certainement pas le principal intéressé, que l’on devine assez imperméable au doute en cette période faste pour lui. Il surfait sur un début de carrière solo très consistant, une fanbase toujours en pamoison et une image encore peu ternie par ses prises de position que l’on qualifiera pudiquement de contestables et qui écorneront son image surtout à partir de la décennie suivante.
Sûr de son coup, il confie la basse et les baguettes à une nouvelle section rythmique mais reconduit les deux guitaristes qui l’épaulaient sur Your Arsenal deux ans plus tôt, dans les compositions desquelles il pioche équitablement. Et bien lui en prend, tant Boz Boorer et Alan Whyte rivalisent de talent pour offrir à leur boss des tremplins d’où il peut décoller musicalement.
La combinaison de leur talent, qui donne lieu à une saine émulation, permet notamment une doublette de très haut vol en fin de première moitié de disque : le moelleux et perfide Hold On To Your Friend précède l’obsédant The More You Ignore Me, The Closer I Get dans lequel le Moz, entre deux zébrures distillées par Boz, se dépeint en harceleur sans relâche de sa malheureuse victime. Double réussite totale.
Les deux compositeurs s’en donnent à cœur joie dans leurs parties de guitares, tantôt glorieusement carillonnantes, parfois délicatement saturées, ou encore sèches comme il faut (Why Don’t You Find Out For Yourself). Ils en font toujours assez, et jamais trop. Sur ce canevas classieux, l’idole gonfle les poumons (Now My Heart Is Full) ou chuchote un drame balnéaire, mais surtout intime, au son d’un accordéon (Lifeguard Sleeping, Girl Drowning), et ne se départit que rarement des modulations appuyées que l’on avait tant aimé chez les Smiths. Il joue encore sur le mix force-fragilité, ou cynisme-sensibilité, qui est finalement sa grande constante, lui le sensible adepte de la gonflette. Steve Lillywhite joue sur ces contrastes : il faudra rendre à ce producteur émérite, trop souvent décrié pour son manque de nuances, la place qui lui est due parmi les grands bâtisseurs britanniques de la fin du vingtième siècle.
Se terminant sur le triomphal Speedway, qu’un bruit de tronçonneuse mise en marche juste avant le premier refrain teinte de menace, Vauxhall And I est un classique qui couronne une nouvelle fois son auteur. En cette année 1994 qui voyait la sortie de Definitely Maybe d’Oasis, de Parklife de Blur et de Dog Man Star de Suede, notre homme aux glaïeuls ne faisait-il pas un sérieux prétendant au titre de roi de la britpop ?
Image bandeau : Photo d’Éric Lecat