[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#594E3F »]P[/mks_dropcap]endant longtemps, Stanley Kubrick fut celui qui réalisa le film antimilitariste de référence avec Les Sentiers de la gloire. Mais il voulait aborder la guerre en tant que phénomène, montrer ce qu’elle fait subir aux hommes. Détailler la transformation de l’homme en guerrier et en tueur, en décrire l’évolution d’un point de vue plus neutre.
En 1987, après Apocalypse now de Francis Ford Coppola et juste après Platoon de Oliver Stone, il livra un nouveau film prenant pour cadre la guerre du Vietnam. Mais dans Full Metal Jacket, cet élément de situation est presque secondaire. Il pourrait s’agir de n’importe quel conflit puisque le souci de Kubrick est de l’aborder à hauteur d’hommes, le bouleversement psychologique que cela crée en eux (que ça soit le cas extrême de l’engagé Baleine ou celui plus subtilement névrotique du soldat Joker, qui devient une contradiction vivante jusqu’au bout du casque, à la fois né pour tuer et arborant un signe de paix).
Comme souvent, malgré son souci d’être précis, de coller au réalisme au plus petit détail près, l’approche du cinéaste demeure métaphysique. Dès l’amorce, lorsque les acteurs sont rasés et semblent dépouillés de leur identité, renaissant doucement pour devenir soldats. La dimension sacrificielle est sans cesse suggérée, il faudra se dépouiller de tout ce qui vous rend humain pour survivre au combat. C’est une déshumanisation en marche.
Kubrick est concentré sur l’intériorité de ses personnages, les dissèque presque en fonction de l’atmosphère dans laquelle il les plonge (comme c’est le cas dans Orange mécanique et The Shining).
La mise en scène est, comme d’habitude, réglée au cordeau. Les plans sont parfaitement composés aux différents moments du film. Le point de vue de Kubrick reste extrêmement froid, comme à distance, il laisse ses personnages évoluer dans le milieu chaotique où ils sont plongés, il observe comment ils se construisent ou se détruisent. L’absence de jugement, les frontières qui se brouillent entre bien et mal s’imposent insidieusement au spectateur.
L’instructeur mythique du film est campé par un militaire à la retraite, Lee Ermey, engagé à l’origine comme conseiller. Il a entraîné tous les acteurs pour qu’ils ressemblent à des Marines. Grâce à sa verve incroyable et son expérience, il décrocha le rôle. Kubrick le laissa alors improviser ses merveilleuses invectives et autres jurons qui ont fait date.
Un trait de caractère est d’ailleurs assez peu connu chez lui et particulièrement sensible ici, Kubrick encourage ses acteurs à proposer leurs idées, à improviser, prenant chez chacun les trouvailles qui lui semblent bonnes. Vincent d’Onofrio dans le rôle de la jeune recrue que la formation va détruire n’avait pas d’expérience d’acteur. Et il put explorer son personnage, le composer. Modine a également apporté des choses à son rôle. Pour quelqu’un d’aussi méticuleux que Kubrick, à la maniaquerie proverbiale et souvent décrit comme assez dictatorial, voulant décider de tout, cette technique de travail est totalement inattendue. Pourtant beaucoup de témoins disent la même chose, il poussait certes ses collaborateurs très loin mais avait pleine confiance en leur talent et leurs inspirations (qu’ils soient techniciens ou interprètes). Il les contrôlait, certes, mais savait également s’en remettre à eux.
Full metal Jacket est certes dominé par la figure légendaire, caricaturale et terrifiante, de cet instructeur, mais il ne faut pas oublier le reste du film, après la formation, tout aussi brillant, notamment la fin et le combat presque absurde contre le sniper qui s’avère être une très jeune fille. Le décor est celui d’une ville grisâtre, déstructurée, en flammes, dont la composition devient presque abstraite, cubiste comme un tableau de Kandinsky. Cela fait écho à ce qu’a subi l’esprit de chacun, dévasté par la violence et l’absurdité.
L’issue en devient presque onirique : le visage horrifié de cette gamine armée qui se retourne au ralenti pour rencontrer son agonie vient détruire le dernier vestige d’humanité qui restait au soldat Joker. L’épilogue est absurde, interlope et dérangeant, les tueurs professionnels entonnent la marche de Mickey Mouse. On songe à l’ironique « We’ll meet again » qui ponctuait les explosions nucléaires à la fin du Docteur Folamour.
Le film , malgré son souci constant de réalisme, est au final outré et accentué comme les autres œuvres de Kubrick, par moment grotesque, et traversé du malaise qui vous étreint parfois pendant un long cauchemar. Il a beau avoir des ruptures, changer de lieux (le camp d’entrainement, les journalistes au Vietnam, la bataille dans la ville en ruine), on en revient toujours à la même terreur sourde, cette tension qui a sa traduction la plus expressionniste lorsque l’engagé Baleine exécute sa vengeance et se suicide. Une stupeur lancinante qui ne vous lâche pas pendant tout le film.
L’une de ces œuvres qui vous laisse un souvenir indélébile, dans le choc étrange qu’elles furent, et que l’on n’en finit pas de découvrir. Le trouble est aussi fort quelque trente ans plus tard.
https://www.youtube.com/watch?v=x9f6JaaX7Wg