[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]uel lecteur ne connaît pas Les Raisins de la Colère (titre original The Grapes of Wrath) de John Steinbeck, ce géant des lettres américaines dont plusieurs des œuvres sont entrées au panthéon de la littérature mondiale ?
John Steinbeck (1902-1968) a écrit 27 livres, dont 16 romans et 2 recueils de nouvelles. On lui doit notamment Tortilla Flat (1935) et Rue de la Sardine (1945), La Perle (1947) et À l’Est d’Éden (1952), ainsi que Des Souris et des Hommes (1937) ou Le Poney Rouge (1937). Les Raisins de la Colère (1939), lauréat du prix Pulitzer du roman, est considéré comme son chef-d’œuvre. Au cours des 75 années qui ont suivi sa publication, le texte s’est vendu à 14 millions d’exemplaires.
Steinbeck est né en 1902 dans une famille modeste d’origine irlandaise : père fonctionnaire, mère institutrice, avec laquelle il partage le goût des lettres. Il passe toute son enfance dans la petite ville rurale de Salinas, en Californie, installée dans l’une des terres les plus fertiles du monde. Il travaille l’été dans des ranchs à proximité de chez lui et, plus tard, avec des travailleurs migrants dans une exploitation de betteraves à sucre à Spreckels, à 5 km de Salinas. C’est ainsi qu »il découvre les conditions de vie terribles des migrants et le côté sombre de la nature humaine.
Il en tirera plus tard la matière pour écrire ses meilleurs romans, lui qui fut plus doué pour observer le monde et les êtres que pour exposer des idées. Des romans qui mettent en scène des hommes ordinaires ou opprimés en proie au destin et à l’injustice, dans cette « grande vallée » de Salinas qu’il connaît parfaitement et qui descend vers le Pacifique, à 200 km au sud de San Francisco, avec ses champs fertiles, ses immenses ranchs et les pêcheurs mexicains de Monterey.
Publié en 1939, Les Raisins de la Colère se déroule pendant la Grande Dépression, cette période terrible déclenchée par la crise économique de 1929, qui marqua profondément l’Amérique et que nombre d’écrivains ou artistes, comme Erskine Caldwell, William Faulkner ou la photographe Dorotea Lange, ont immortalisée à travers leurs œuvres.
Nous y faisons la connaissance d’une pauvre famille de métayers, les Joad, contraints de quitter leur Oklahoma natal à cause des difficultés économiques mais aussi de la sécheresse (les fameux «dust bowl», ces tempêtes de sable qui ravagent la région des grandes plaines) et des bouleversements du monde agricole. Les États-Unis connaissent à cette époque une crise majeure de surproduction et de paupérisation des agriculteurs. Les Joad font donc route vers la Californie, eldorado où le travail et l’argent ne manquent pas, laissant tout derrière eux dans l’espoir de trouver une vie meilleure…
Dans ce superbe roman, « l’inspiration religieuse double la révolte. Les Joad, cahotant sur leur tacot, sont en route pour la Terre promise. Le style des Raisins de la colère imite celui des Psaumes, et la structure du récit reproduit l’exode biblique, de l’oppression en Égypte jusqu’à l’arrivée parmi les tribus hostiles de Cana. De même que, pendant l’Exode, Israël reçut de nouvelles lois, de même les Joad sont dispersés : un lien nouveau se forme, qui remplace le lien familial par la solidarité de classe. »
Le roman dépeint sans concession aucune cette période durant laquelle des millions d’américains furent jetés sur les routes sans un dollar en poche, crevant de faim et de froid. Acculés par les banques, brisés par les grandes entreprises, réduits à l’état de bêtes. Prêts à tout pour trouver de quoi se nourrir et avançant par milliers à travers l’Amérique.
Dans ce roman puissant, le plus réussi de l’auteur et celui que l’on considère comme le plus grand roman social de l’époque de la crise, Steinbeck donne la parole aux travailleurs : il écrit comme ils parlent, avec un phrasé qui donne son authenticité au récit et qui va profondément déranger l’Amérique et ses nantis.
Les petits fermiers allaient habiter la ville, le temps d’épuiser leur crédit et de devenir une charge pour leurs amis ou leurs parents ; et finalement ils échouaient eux aussi sur la grand’-route, où ils venaient grossir le nombre des assoiffés de travail des forcenés prêts à tuer pour du travail. Les Raisins de la colère, chapitre XXII.
L’écrivain, qui n’est jamais plus à son aise que lorsqu’il évoque les illettrés, les simples, les opprimés, les « gens du pays », comprend que ce texte va lui valoir de nombreuses critiques et propose à son éditeur de n’en publier que quelques exemplaires. On lui reproche effectivement aussitôt le langage utilisé et les idées développées, et le livre est interdit dans plusieurs villes de Californie.
En 1940, le roman est adapté au cinéma par l’immense John Ford sous le même titre The Grapes of Wrath, avec Henry Fonda dans le rôle titre. Bingo : le roman sort de l’ombre et reçoit le prix Pulitzer le 6 mai de la même année. Si la fin du film est différente de celle du roman, l’adaptation vaut le détour ; elle obtint sept nominations aux Oscars en 1940 et décrocha deux statuettes, dont celle du meilleur réalisateur. Premier pas vers la gloire, l’auteur remportera le prix Nobel de littérature en 1962.