[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]J[/mks_dropcap]im Morrison est né le 8 décembre 1943, d’un père menant une brillante carrière militaire (il finira amiral). Ballotté d’écoles en écoles et sans cesse déménageant d’une base à l’autre, le jeune garçon fait preuve très tôt d’une attitude singulière, provocatrice, jusqu’au-boutiste, assez dérangeante dans le contexte strict et bourgeois dans lequel il est élevé. Il rejettera toujours ses parents et sa famille avec constance, allant jusqu’à les faire passer pour morts.
Jim se réfugie très tôt dans des livres qu’il dévore (Rimbaud, Nietzsche et bien sûr Kerouac qui fut une influence majeure pour les jeunes gens d’alors). Il se passionne pour Jung, s’absorbe dans l’oeuvre de James Joyce et de William Blake. Il est un élève brillant aux capacités et à la culture générale immenses. C’est un érudit précoce. A la sortie du lycée, il se consacre entièrement à la littérature, noircit des carnets de citations et forme sa sensibilité artistique et poétique. C’est là un trait extrêmement profond : tous ceux qui l’ont connus attestent que Morrison avait toujours un livre à la main, que sa vocation première était la poésie. Il n’était pas rare de le voir émailler ses interviews de citations placées en contrebande, passant inaperçues, comme des extraits de la lettre du voyant de Rimbaud (« je crois en un long et méthodique dérèglement des sens (…). Notre pâle raison nous empêche d’entrevoir l’infini »).
Morrison, après s’être inscrit à la fac de cinéma de UCLA et y avoir présenté un film de fin d’études très expérimental (manifestement influencé par Godard, Nietzsche, les Indiens d’Amérique), rencontre un condisciple nommé Ray Manzarek. Ce dernier est l’un des seuls à avoir repéré l’ambition de Jim et de son film. Musicien, organiste de son état, il demande à entendre les textes de son ami. Ce dernier, extrêmement timide, s’exécute à contrecœur. Il lui chante le merveilleux « Moonlight drive ». On est en 1965. Manzarek s’enflamme. Ils fondent ensemble The Doors sur le champ, le nom venant d’une citation de William Blakequ’affectionne Morrison (« Entre l’inconnu et le connu il y a les portes, et il faut balayer les portes de la perception pour voir les choses apparaître telles qu’elles sont, infinies« ). Encore une fois l’ambition de Morrison va bien au delà de fonder un groupe de rock et s’éclater, il s’agit pour lui d’organiser un rituel dionysiaque qui serait un grand choc poétique, l’envie de participer à quelque choses de païen et de sacré (mélangeant en cela la fascination qu’il éprouvait pour Nietzsche, les civilisations antiques et le chamanisme des Indiens d’Amérique).
En 1966, la formation, augmentée de musicien solides (John Densmore à la batterie, Robbie Krieger à la guitare, aux influences respectivement classiques et flamenco), joue dans un petit club, le London Fog. Jim Morrison, paralysé de trac, tourne le dos au public et chante d’abord d’une voix sourde. Puis il s’affirme, se retourne, devient le magnifique frontman inspiré et imprévisible des Doors des premiers temps, lorsque le « lézard roi » avait foi en ce qu’il faisait. Embauchés au Whiskey à Go-go, boite branchée de Los Angeles, ils en sont expulsés sans ménagement, après que Morrison se soit fendu de son fameux couplet œdipien au milieu de « The End » (« Father? Yes son. I want to kill you. Mother ? I want to fuck you all night! »). L’Amérique rêveuse des hippies s’est trouvé son démon fulgurant. L’ange noir de la mélancolie, fasciné par la mort (et les serpents), dont les images cauchemardesques comme du Jérôme Bosch (peintre qu’il admire), hantent des compositions extraordinaires et des chansons hallucinées. Les deux premiers albums des Doors (The Doors et Strange Days) en 1967 et 1968 sont des monuments de poésie. Les visions horribles de « The End » ou « Horse lattitudes », la mort et l’ironie toujours présentes, imposent l’arrivée de Morrison dans le monde du Rock comme une déflagration.
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Très vite il devient une idole, et se livre totalement aux excès qu’entraînent la gloire. Ne connaissant pas la nuance ou la demi-mesure, il s’adonne avec passion à toutes les nouvelles expériences, abuse de l’acide et a des liaisons passionnées (notamment avec Nico, chanteuse du Velvet Underground, ou la journaliste féministe et passionnée de sorcellerie Patricia Kennealy). Pourtant, sa compagne reste celle des premiers temps, Pamela Courson, sa muse qui l’encourage à poursuivre son chemin de poète et à se défier du star system. Leur liaison est orageuse et intense, fusionnelle et assez belle. Jim malgré ses infidélités et son comportement excessif, dangereux et cruel à l’occasion reviendra toujours vers elle, c’est auprès d’elle qu’il finira sa vie à Paris.
Morrison se lasse très vite de l’univers du rock n’roll, se recentrant assez vite sur sa vocation première : la poésie. En 1968, on sent une sorte d’écœurement et de point de non-retour, lorsque lors d’un concert à New Haven, il s’en prend à un policier qui l’a agressé en coulisses. Plus profondément, il veut inciter le public à sortir d’une apathie qui l’exaspère de plus en plus. Il est arrêté pour avoir incité à l’émeute. Sur le troisième album des Doors, Waiting for the sun, son grand poème « Celebration of the lizard » est coupé dans sa quasi totalité (alors qu’il est un chef d’oeuvre que l’on peut retrouver sur les enregistrements des concerts du groupe).
Dès lors, Morrison se désintéresse de plus en plus de la musique, même s’il continue de faire partie du groupe, à contrecœur et devant l’insistance de Manzarek. Son cœur n’y est plus, on peut le voir dès le quatrième album du groupe, The Soft Parade, où l’on ne retrouve l’art de Morrison que dans la chanson éponyme. Il s’enfonce de plus en plus dans l’alcool et l’autodestruction, devenant peu à peu l’ombre de l’ange noir qu’il a été, s’empâtant et affichant un mépris de plus en plus profond pour ses fans et un dédain de plus en plus marqué pour le Rock (l’un de ses grands textes d’alors s’appelait « Rock is dead », il y exprimait clairement sa désillusion).
Arrive le concert de Miami en 1969 qui plonge le groupe dans une disgrâce qu’il n’avait pas connue jusqu’alors. Morrison, ivre mort sur scène, s’en prend violemment au public. Il est soupçonné d’avoir montré ses parties intimes, suggérant (avec une certaine justesse) que c’était tout ce que ces gens étaient venus voir. Il est arrêté, jugé pour outrage dans l’Amérique puritaine d’alors et risque la prison. Il est assez amusant de constater que ce geste a notamment été repris par Iggy Pop et a connu une belle postérité comme la pose de la rock star absolue. Jim, quant à lui, a reconnu avoir été trop bourré pour se rappeler s’il avait effectivement fait cela ou pas. Parallèlement son premier recueil a été publié à compte d’éditeur, événement qu’il a accueilli avec une grande émotion. De plus en plus il se détache de Jim Morrison, ce monstre qu’il ne parvient plus à contrôler ou à incarner avec conviction, et devient James Douglas, ce poète à la silhouette épaisse, désespéré et barbu, émouvant. La musique des Doors évolue en conséquence, vers le Blues magnifique de Morrison Hotel en 1970 et du grandiose L.A Woman en 1971.
Jim est désormais un homme recherché, condamné par la justice de son pays. Il traverse une période de profonde dépression. Il part à Paris, sur les traces des poètes maudits et des grands écrivains qu’il aime tant et auxquels il s’est toujours identifié. Là, il retrouve son amie Agnès Varda et son amour du cinéma (on le voit dans Les plages d’Agnès pendant le tournage de Peau d’âne). Un peu auparavant, il était revenu au septième art pour tourner un film très expérimental et confidentiel intitulé « Highway ».
Mais la mélancolie est profonde et son chemin s’arrête à Paris, épuisé par sa vie d’excès, mais également par la désillusion qui le domine. On a parfois le sentiment qu’il y a erreur sur la personne, qu’il s’est trompé de destin, n’ayant pas l’insouciance ou le cynisme d’autres rock stars moins intransigeantes que lui, qui ont eu l’art de se compromettre suffisamment pour survivre et durer.
Morrison avait des ambitions absolues, sincères et sublimes. Il a hissé le Rock n’Roll à un niveau artistique qu’il n’a jamais atteint avant lui. Ses héritiers se nomment Patti Smith. On songe à lui en découvrant Kate Tempest. Il est une étoile incroyable, peut-être la part d’ombre de l’insouciance de la fin des années 60. Peu importe la manière dont il est mort (on continue d’ergoter sur les circonstances de son trépas en Juillet 1971). Ce que l’on retient de lui, ce sont ses fulgurances, sa poésie, sa culture immense, son charisme et sa manière de vivre à fond.
Il est l’un de mes grands héros et surtout quelqu’un qui a donné une part de « sacré » dionysiaque à un monde qui en manquait cruellement. Quelqu’un qui, comme il le disait dans l’un des poèmes de An American Prayer de sa voix douce et grave, a eu une grande vie avant sa mort, assez pour qu’on en fasse un film.