Vous ne le savez probablement pas mais, malgré les apparences, je suis une personne raffinée. Bon, ok, je chronique du métal et d’autres musiques bizarres si ce n’est inaudibles pour Addict mais il m’arrive parfois d’écouter d’autres choses, plus simples, accessibles. Vous vous en êtes peut-être rendus compte avec Hanoï Masters mais j’aime particulièrement la World. Une des causes de cet amour, outre le choc lié à la découverte de la musique Malienne (Boubacar Traoré, Ali Farka Touré notamment), ce fut la publication, en 1998, de Parabolér d’Alain Peters chez Takamba.
Parfait inconnu jusque là de mes portugaises, plutôt habituées à des sonorités électriques, stridentes, expérimentales, vaporeuses dans le meilleur des cas, la découverte d’Alain Peters et surtout de Mangé Pou Le Coeur m’ouvrit tout un pan de musique auquel je ne pensais jamais accéder. Le choc fut tel que vingt ans après, je continue d’écouter régulièrement les joyaux d’Alain Peters.
Vous me demanderez : qui est cet Alain Peters et pourquoi en parler ?
Pour faire simple, voire caricatural, je répondrais : c’est l’archétype de l’artiste/génie maudit cramé par les toxiques (ici en l’occurrence l’alcool).
Vous me rétorquerez : ahhhhhhhhhhhhhhh… Syd Barrett, Jimi Hendrix, Elliott Smith, Carla Bruni, Janis Joplin, Jim Morrisson, etc…
Bien évidemment, on fonce tête baissée dans les clichés : qui dit artiste maudit dit insuccès, échecs en tous genres, déchéance, vie d’errance, fréquentations d’institutions psychiatriques, sortie du gouffre grâce aux amis, début de reconnaissance (en 1994), décès brutal (1995, à 43 ans) et succès (relatif, précisons le bien) post mortem. Et évidemment, artistiquement parlant, période de création intense lors des années d’errance.
Authentique artiste Réunionnais, musicien et poète, Alain Peters, né en 1952, va remettre au goût du jour le Séga et la Maloya, musiques traditionnelles Réunionnaises, délaissées dans les années 60/70 pour cause de déferlante Beatles, Hendrix et autres artistes bien plus intéressants que les traditions locales. Bien sûr, dans les années 60 et jusqu’à la moitié des années 70, Peters va s’engouffrer dans la brèche mais il va très vite en revenir et composer dès 1976 quelques morceaux qui serviront de base aux rares enregistrements sorti de lui en 1979 (L’Tonton Alfred/Bébett Coco) et 1984 sur cassette, Mangé Pou Le Cœur et 45 tours (Panier Su La tête Ni Chanté/Romance Pou Un Zézère). La suite, et notamment Parabolér, c’est à Loy Ehrlich, ami de longue date de Peters, qu’on la doit. C’est grâce à son travail de passionné (ainsi qu’au label Takamba) que chacun a pu avoir accès à la musique de Peters. Je vous vois venir : qu’a-t-elle de si particulier cette musique ?
Pour faire simple, elle tient presque du Chamanisme à très fort pouvoir hypnotique. Une musique faite avec presque rien, quelques sacs frottés, un Roulèr pour la rythmique, une takamba (ou N’goni, instrument utilisé par les griots du Sahel), la voix, la poésie de Peters mais surtout une capacité à habiter l’espace absolument incroyable. Une musique profondément ancrée dans les traditions, profondément Réunionnaise mais puisant ses racines autant dans le Rock que le Vaudou d’un Dr John ou le Folk d’un Nick Drake, lui conférant une universalité singulière. Alternant légèreté (La Pêche Bernica, Mon Pois L’Est Au Feu), mélodies imparables (Ti Pas Ti Pas N’Arriver, Rest’ La Maloya), rythmes chaloupés, profondeur (Complainte Pour Mon Défunt Papa, instrumental hanté par des chœurs doux et mélancoliques), Mysticisme (Ti Cabart, Caloubadia véritables appels à la transe), les champs ouverts par la musique de Peters sont si vastes que chacun peut puiser dedans à volonté des années durant sans en éprouver la moindre lassitude. Pour preuve, 17 ans après sa parution, chaque morceaux de Parabolér me remuent, m’émeuvent, me hantent même comme au premier jour. Je sais : je ne suis pas le seul à avoir succombé. Le formidable Danyel Waro, Silvain Vanot, Tue-Loup, Piers Faccini ou encore Bernard Lavilliers ont eux aussi pris la mesure de l’importance d’Alain Peters dans le paysage musical actuel et passé (Waro plus que tout autre, contemporain et compatriote de Peters)
Alors quand j’ai appris, presque par hasard, que le label Suisse Moi J’Connais Records (déjà à l’origine des sorties des excellents Rotorotor ou Mama Rosin) s’apprêtait à publier en vinyle pour le 20 mai une compilation d’Alain Peters, j’ai élaboré un nombre de stratagèmes incalculables pour évincer mes collègues d’Addict afin d’avoir l’exclusivité de la chronique. La sélection naturelle ayant fait son travail (après multiples coup-bas et tacles perforants), c’est non sans émotion que je vous présente, avec la complicité de Moi J’Connais, la première édition vinyle d’Alain Peters. Dix titres sur les 21 de sa courte discographie, triés sur le volet, probablement les plus emblématiques et les plus représentatifs de l’étendue du talent de Peters (manque juste Complainte Pour Mon Défunt Papa et Maya, instrumental apaisé et d’une beauté à tomber). Qui plus est, on saura gré au label d’avoir présenté sur le vinyle les versions brutes des morceaux et non celles, parfois réarrangées, présentes sur Parabolér (non pas que ce soit gênant). Outre l’aspect musical, le tout est servi dans un écrin particulièrement chatoyant et bénéficie d’un très beau texte. Bref, autant de raisons de ne pas passer à côté de cette compilation mettant de nouveau sous les projecteurs un artiste tout simplement indispensable.
https://youtu.be/gMVNQH6oQOM
Sortie le 20 mai chez Moi J’Connais Records, Sofa Records et chez tous les disquaires disposant de consoles Sega et Maloya.