[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]e vendredi 2 mars 2018, la 43ème cérémonie des César aura donc vu le beau et âpre 120 Battements Par Minutes remporter six trophées, et non des moindres, pour treize nominations dans douze catégories différentes : meilleur film, meilleur scénario et meilleur montage pour son réalisateur Robin Campillo, meilleur espoir masculin pour Nahuel Pérez Biscayart (devant son collègue Arnaud Valois), meilleur second rôle masculin pour Antoine Reinartz et, enfin, meilleure musique originale pour la partition prenante et mélancolique d’Arnaud Rebotini.
Je ne vais pas revenir ici in extenso sur le film lui-même, qui retrace avec empathie fiévreuse et souci du détail l’épopée des premiers militants de la déclinaison française de l’association Act Up qui, du crépuscule des années 80 jusqu’à celui des années 90 et devant l’indifférence des pouvoirs publics, allaient réaliser autant d’actions réfléchies que de coups d’éclat médiatiques pour tenter de sensibiliser les masses sur les ravages de ce fléau des temps modernes que reste à ce jour le sida : mon collègue et ami Johann avait déjà brillamment donné son point de vue sur le sujet ici même quelques semaines après sa sortie en août dernier.
En revanche, il paraît important de gratter la surface de cette soirée à paillettes pour mettre en lumière la forte symbolique que représente la victoire, espérée mais loin d’être évidente, d’Arnaud Rebotini sur ses concurrents. En effet, le Nancéien d’origine est, depuis plus de deux décennies maintenant, l’un des acteurs majeurs de la scène électronique française, tout en ayant largement œuvré à en dynamiter les contours, par ses projets tous plus ambitieux les uns que les autres, à rebours d’une tendance générale à la facilité et à l’opportunisme cyniques.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]insi, l’alias Zend Avesta l’a vu dresser des ponts entre le breakbeat et le dub sur une poignée de maxis parus à la fin des années 90, avant la sortie en 2000 du puissant Organique, un long format radical qui mêlait pop expérimentale, musique contemporaine et sensibilité rock, conviant aux festivités les voix de Mona Soyoc, chanteuse du duo cold wave KaS Product, de l’islandaise Hafdís Huld, ex-membre du collectif Gus Gus, et même de l’emblématique Alain Bashung, pour le compte duquel il produira un titre quelques années plus tard, sur la magistrale Imprudence de 2002. Si l’album, publié sur le discret label Artefact de son ami Jérôme Mestre, passera alors relativement inaperçu, il laissera une marque profonde sur toutes celles et ceux qui auront la chance (ou le courage) de l’entendre : trop novateur, trop original peut-être, mais indéniablement et singulièrement addictif.
C’est avec le duo Black Strobe, formé parallèlement avec le DJ Ivan Smagghe dès 1997, qu’Arnaud Rebotini allait gagner une certaine notoriété au sein de l’underground électro, français bien sûr, mais aussi international. En pleine explosion de la French Touch, au son marqué par l’utilisation parfois outrancière de filtres audio et de samples éhontés de funk ou de disco, le combo prend une direction artistique totalement opposée avec son premier maxi, Paris Acid City, qui plaque alors un groove moite et entêtant sur une froide raideur robotique. Repérés par l’anglais Trevor Jackson qui les signera sur son label Output, les deux acolytes allaient enfoncer le clou avec d’autres titres bien plus sombres, comme le martial Innerstrings, porté par un gimmick de synthé glaçant, le redoutable et psychotique Chemical Sweet Girl ou l’envoûtant Me And Madonna, qui invite la voix blême et revêche de Jennifer Cardini pour une joute sexy sur un lit de basses rondes : rien que des hymnes fédérateurs, d’une noirceur parfois sépulcrale mais qui ne renieront jamais l’efficacité dancefloor.
Là où d’autres se seraient probablement reposés sur leurs lauriers, et alors que toute une cohorte de suiveurs, plus ou moins inspirés, se sont engouffrés dans la brèche ainsi déflorée par le duo, prenant la forme d’un courant qui sera vite affublé du terme « electro-clash », Arnaud Rebotini prend un virage surprenant mais sincère, qui désarçonnera durablement les fans de la première heure : le premier véritable album de Black Strobe, qui sortira plus de dix ans après sa formation, sera marqué par une forte influence conjointe du black metal norvégien et du rock gothique le plus narcotique. Si les sonorités électroniques restent bien présentes dans l’ADN de la musique ici fomentée, les guitares saillantes et rugueuses font une entrée fracassante sur cet explosif Burn Your Own Church, d’où émerge une reprise puissante et tétanisante du classique I’m A Man du légendaire Bo Diddley, associant à la dynamique rock’n’roll et teintée de blues de l’original une charge synthétique tellurique.
Peu satisfait par la tournure prise par les événements, Ivan quittera ce qui était alors devenu un véritable groupe, intégrant guitare, basse et batterie à sa charte esthétique initiale, sévèrement bousculée pour l’occasion. Le titre de l’album n’était pas qu’un hommage appuyé à un courant musical nordique : Arnaud Rebotini a bel et bien incendié sa propre chapelle avec ce disque qui, le brûlot sus-mentionné excepté, sera fortement incompris et (assez injustement) rejeté par la critique de l’époque.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]oin de se laisser décourager par cet apparent revers, c’est en solitaire que notre homme reviendra en force dès l’année suivante, avec un disque qui le placera enfin à une place de choix sur le front de la scène électro nationale : premier album à sortir sous son propre patronyme, le magistral Music Components, publié à l’automne 2008 sur le label Citizen de l’ami dijonnais Pascal Arbez-Nicolas (alias Vitalic), le verra déployer une techno inspirée et obsédante, à la fois subtile et implacable, conçue sur des machines exclusivement analogiques, dont le détail est exposé par le menu sur une pochette à la fois sobre et exhaustive.
C’est à la même époque qu’Arnaud Rebotini s’amusera, parfois amèrement, du contraste entre son physique de bon vivant, amateur de vin rouge et pesant cent kilos, et le profil type du producteur électro d’alors, maigrichon gavé de coke pensant pouvoir faire de la musique en trois clics sur un laptop. Mais peu importe : le succès, critique comme public, sera cette fois-ci bien au rendez-vous, constituant un fait tout à fait remarquable pour un format entièrement instrumental et des titres dont la durée excède largement le carcan radiophonique des trois minutes de rigueur. Le colosse au cœur d’argile se taillera par ailleurs une solide réputation scénique, écumant les festivals, entouré d’une armada de claviers entre lesquels il jongle avec une maestria bluffante, devant des foules galvanisées par sa science du groove évolutif et de l’architecture sonore.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]F[/mks_dropcap]ort de la confiance suscitée par ce nouveau départ, Rebotini montera sa propre structure Blackstrobe Records, sur laquelle paraîtront successivement Someone Gave Me Religion, son deuxième album solo aux textures plus évanescentes et raffinées, puis Godforsaken Roads, second long format d’un Black Strobe à l’effectif complètement remanié, sur lequel des accents foncièrement blues voire gospel viennent supplanter les obsessions metal ou post punk précédemment évoquées, fondant dans le marbre un impressionnant monument d’électro-rock inspiré, habité et rageur. Deux disques aux titres à forte connotation spirituelle, qui témoignent d’une ouverture plus profonde encore que par le passé, tant dans la forme des propos musicaux concernés que dans la flagrante résonance émotionnelle de leur fond.
Toujours avide de nouveautés et de sensations originales, Arnaud Rebotini s’associera en 2016 avec le compositeur Christian Zanési, pilier du GRM (Groupe de Recherches Musicales), pour Frontières, un album commun qui croisera avec dextérité les deux univers de ses protagonistes : le chant profond et le bagage techno du premier se frottent avec bonheur aux entrechoquements métalliques savamment ourdis par le second, pour un résultat saisissant d’efficacité et d’émerveillement mêlés. Si ces deux-là ont bien identifié les limites suggérées par le titre de leur oeuvre conjointe, balisant un large champ des possibles, c’est pour mieux les transcender ensemble.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l pourrait paraître surprenant, compte tenu de la dimension fortement cinématique de sa musique, qu’aucun cinéaste contemporain n’ait fait appel plus tôt aux services de ce créateur hors normes, dont l’éclectisme exigeant et passionné n’a jamais sombré dans un syncrétisme factice, soumis aux diktats de l’air du temps. On ne sait si l’intéressé eut le loisir de décliner d’autres propositions, toujours est-il que le premier réalisateur à le solliciter de la sorte, jusqu’à concrétisation tangible, sera Robin Campillo, pour son second long métrage Eastern Boys, qui verra le jour en avril 2014.
Entre compositions originales et utilisation de titres déjà sortis sur ses propres disques, Arnaud Rebotini fournit à son commanditaire un écrin bipolaire, entre variations pour cordes inquiètes et salves électro tendues, qui illustre à la perfection la complexité de la relation, brûlante et dramatique, qui se tisse à l’écran entre un quinquagénaire perdu et un jeune prostitué ukrainien sous influence.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ette première collaboration fut si fructueuse que Campillo fit de nouveau appel à Rebotini pour son projet suivant, qui s’avérera être d’une toute autre ampleur. Pour illustrer la reconstitution historique du Paris des années 90, théâtre des aventures des protagonistes de 120 Battements Par Minute, le réalisateur émet un double souhait : que la musique soit empreinte d’une légèreté festive qui contrebalancerait la tension dramatique des enjeux de son film, et qu’elle soit produite avec les moyens techniques de l’époque.
Comme le soulignera avec justesse Arnaud Rebotini lui-même, qui sait de quoi il parle, la house music des premières heures était une sorte de « blues des gays », et traversait au tournant des années 90 une évolution majeure : conçue à l’origine dans des chambres exiguës sur du matériel rudimentaire, elle allait bientôt se dégager de son étiquette de « disco du pauvre » pour embrasser à pleine bouche les techniques de studio les plus avancées, tant en termes d’arrangements que de production.
Contrairement à Eastern Boys où les plages classiques et les pistes électroniques étaient séparées, le musicien s’emploie à les faire coexister pour ce nouveau projet, ce qui confère à la plupart des morceaux ainsi conçus une grandeur d’âme et une solennité rappelant irrésistiblement les envolées fantastiques de pionniers comme Larry Heard, Frankie Knuckles ou Joe Smooth, chez qui la mélancolie la plus tenace n’était jamais très loin du dancefloor. En guise de cerise sur le gâteau, le choix très judicieux de remixer dans cette même veine le tube new wave Smalltown Boy des anglais de Bronski Beat, conférant à la complainte douloureuse de l’original une dimension d’hymne crâneur inédite et l’érigeant en manifeste de résistance quasi-punk, suffit à lui seul à justifier la démarche conjointement entreprise : à l’instar des martyrs de l’amour qu’on suit dans le film, la plupart des acteurs de la house originelle ont eux aussi dû batailler ferme pour faire entendre la spécificité de leurs voies.
C’est ce qu’explique très précisément Didier Lestrade, co-fondateur d’Act Up-Paris avec Pascal Loubet, dans les notes de pochette du disque de la bande originale du film : « cette musique allait au devant de nos besoins en déroulant un tapis rouge de disques qui portèrent à des sommets le drame de nos vies : ce fut son rôle thérapeutique, que de nous donner de la force alors que l’avenir était si sombre et que nos militants mourraient, endurcissant nos cœurs et nourrissant notre résilience. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]st-ce à tout cela que pensait Arnaud Rebotini en montant sur la scène de la salle Pleyel pour recevoir son trophée des mains d’Eddy Mitchell, sans parvenir à retenir ses larmes ni cacher sa très vive émotion ? Très probablement, mais plus encore : pour quelqu’un qui a voué sa vie à la musique, s’y est dédié corps et âme avec passion, s’est montré plus pédagogue que dogmatique tout au long de sa carrière, du comptoir de la mythique boutique Rough Trade aux interviews données pour les médias du monde entier, recevoir une telle reconnaissance publique, devant un parterre de professionnels et des millions de téléspectateurs, devait donner à cette séquence des allures d’adoubement, à travers sa personne, d’une musique qui fut au moins autant ostracisée que le premier cercle de ses auditeurs originels.
Alors que dans tous les domaines, culturels comme sociétaux, le bien-fondé des échanges passés, source de tant de réussites enrichissantes, semble remis en cause au profit du retour de cloisonnements que l’on croyait disparus à jamais, cette récompense pour une création musicale originale, drapée du sens de l’Histoire et gorgée d’espoir, ne pouvait pas tomber à un meilleur moment.
Et, surtout, quoi que l’on pense de ce type de cérémonial, ne pouvait revenir à artiste plus complet, méritant et pertinent.
La bande originale de 120 Battements Par Minute est disponible en CD, vinyle et digital via Blackstrobe Records, en licence exclusive pour Because Music.
Facebook Officiel Arnaud Rebotini – Site Officiel Blackstrobe Records
Un immense merci à Emilien Evariste de Because Music, pour sa réactivité et son professionnalisme.