En lisant un ouvrage impactant autour de la solidarité ou de l’ouverture d’esprit, on regrette parfois que le public qui en aurait le plus besoin (celui qui dévalorise son prochain avec empressement) n’ait que peu de chances de le parcourir. Mais il est tout aussi intéressant que des lecteurs revendiquant un fort humanisme s’aventurent dans des univers qui, de prime abord, ne correspondent pas à leurs valeurs premières.
C’est exactement la démarche entreprise par Mathieu Sapin. En tapant ce nom, les doigts glissent presque d’eux-mêmes et transforment l’auteur en « Mathieu Sympa ». Un lapsus révélateur. Car il y a bien quelque chose de profondément empathique et curieux chez ce dessinateur qu’on suit depuis longtemps pour ses bandes dessinées immersives, qu’il s’agisse de sa chronique au cœur de la campagne présidentielle de François Hollande en 2012, ses plongées dans les coulisses d’un tournage consacré à Gainsbourg ou encore ses cinq années passées à suivre Gérard Depardieu, lorsque le nom de l’acteur était associé à ses rôles plus qu’à ses odieux dérapages. Mathieu Sapin sait donc embarquer ses lecteurs dans des mondes où l’observation et l’humour se mêlent, sans jamais verser dans le jugement hâtif.


Cette fois, la proposition était cependant plus délicate. Sollicité par Camille Chaize, alors porte-parole du ministère de l’Intérieur, pour suivre pendant plus d’un an les coulisses de ce ministère où se joue une part de la vie politique et sécuritaire du pays, Sapin hésite. Lui, l’objecteur de conscience revendiqué, qui se définit volontiers comme un homme de gauche, craint d’être perçu comme un « auteur de droite » en acceptant cette mission. Il finit par dire oui… et s’expose immédiatement aux critiques.
Très vite, ses amis lui reprochent de se faire l’avocat d’un système qu’il rejetait auparavant. Le paroxysme est atteint lorsqu’il raconte, avec un mélange d’humour et de malaise, la fois où il a commis une « benalette » pour intimider une automobiliste trop imprudente. Cette petite imposture consiste à faire croire que l’on détient un pouvoir policier. Évidemment, l’opération fut un flop lorsque la conductrice lui a demandé de brandir sa carte de police. L’anecdote prête à sourire mais elle cristallise le dilemme central du livre : peut-on approuver certaines actions policières tout en restant fidèle à une posture pacifiste et critique ?


Au fil des pages, Mathieu Sapin déroule un récit riche en scènes marquantes, tirées des nombreux services qu’il a visités au cours de cinq saisons d’immersion. Certaines sont passionnantes, presque romanesques. On aurait aimé en savoir davantage sur ces stages du GRAID où de jeunes étudiants en criminologie planchent sur de véritables affaires non résolues dans un mélange de sérieux et d’excitation palpable. D’autres sont plus sobres, révélant l’humanité des agents, la tension des situations et la complexité d’un ministère trop souvent réduit à une caricature. Cette expérience fut tout sauf une sinécure pour celui qui a escaladé la Tour Eiffel ou été héliporté sur une plate-forme en montagne.
Ce qui frappe, c’est la nuance constante du regard porté par l’auteur. Tout en restant fidèle à ses convictions, jamais il ne tombe dans le manichéisme, jamais il ne sacralise ou n’accable. Même Gérald Darmanin, lorsqu’il apparaît dans ces pages et rappelle que son père fut libraire, semble presque doux lorsqu’il parle de bande dessinée, preuve que l’humour et la curiosité sont capables de réaliser de véritables tours de force.


La richesse d’À l’intérieur réside précisément dans cette posture d’équilibriste. Mathieu Sapin ne prétend pas tout dire, ni tout montrer. En un seul volume, il ne pouvait qu’effleurer la richesse et la complexité du sujet. C’est parfois frustrant, tant on devine l’ampleur des histoires qui pourraient remplir cinq tomes entiers. Mais c’est aussi ce qui rend l’ouvrage si précieux. Ce témoignage accessible et vivant interroge nos certitudes et rappelle que la réalité est toujours plus nuancée que les slogans, qu’ils soient scandés dans la rue ou assénés sur les plateaux de CNews.


En refermant le livre, l’impression d’avoir traversé un territoire méconnu persiste. Et, surtout, celle d’avoir suivi un auteur qui, fidèle à sa réputation de « Mathieu Sympa », a choisi la complexité plutôt que la facilité.



