Tout commence par un appel de détresse, un cri de secours, ce qui pourrait, au fond, assez bien définir Impossibles adieux, le dernier livre de Han Kang, la grande voix des lettres coréennes. Gyeongha, une jeune femme qui traverse une période délicate de vie, teintée de cauchemars et de souffrance, reçoit un matin de décembre un sms d’Inseon, une amie photographe, qui lui demande de la rejoindre immédiatement. Inseon réside habituellement à Jeju une île au sud de la péninsule de Corée, mais c’est dans un hôpital de Séoul qu’elle veut que Gyeongha la retrouve car elle s’est grièvement blessée avec une machine en fabriquant des meubles. Depuis quelques temps Inseon s’était repliée dans son île natale auprès de sa mère vieillissante, puis mourante, et se consacrait à cette activité artisanale..
Pour sauver son perroquet Ama, resté seul dans la maison à Jeju et qui risque de mourir de soif, Inseon demande alors à son amie de partir sur le champ. Contre toute rationalité (ce n’est qu’un oiseau et il est peut-être déjà mort) Gyeongha saute dans le premier avion. Mais, à son arrivée une incroyable tempête fait rage. Des chutes de neige continues et abondantes transforment rapidement ce voyage anodin en une expédition totalement absurde et risquée. Autour de cette trame rationnelle ( mais cela ne va pas durer!) et simple, la plume de Han Kang va vite emporter le lecteur dans des contrées fascinantes. Elle va mettre en place progressivement un univers onirique, où vont se mêler des éléments narratifs et des visions, des images, des songes, emportant le lecteur dans une autre dimension.
Progressant difficilement sous la neige et assaillie de migraines qui font littéralement exploser sa tête, Gyeongha va engager un double parcours. Un parcours physique pour se mettre à l’abri dans la maison d’Inseon et un trajet mental pour, bribes après bribes, reconstituer l’histoire de la famille d’Inseon et quelques uns des épisodes fantômes de l’histoire de la Corée du XXème siècle. Inseon qu’elle sait alitée à Séoul réapparaît étrangement là (est-elle présente vraiment ?), avec elle, dans ce décor familial où s’est joué la tragédie. Enfant unique Inseon lui raconte alors l’histoire de sa mère dont les parents ont été abattus à la fin des années 40 et que sa soeur et elle ont cherché au milieu des cadavres, dégageant chaque nouveau visage de la neige tombée sur les corps afin de savoir si l’un ou l’autre pouvait être leurs parents.
Le livre de Han Kang est un roman bouleversant de délicatesse et de finesse. Il se déploie comme une gigantesque métaphore de la difficulté d’accès à la vérité . Les personnages, les vivants comme les morts sont tous ensevelis sous la neige, réelle ou symbolique, et cherchent à enfin savoir. Savoir où sont un frère, un père ou une mère, savoir où leurs corps ont été enterrés; savoir s’ils étaient parmi ces familles (y compris enfants et bébés) fusillées sur les plages et dont on a chargé la mer de faire disparaître les corps; savoir si leurs ossements sont enfouis dans les longs couloirs de ces mines désaffectées et que des associations de survivants tentent maladroitement d’apparier pour redonner aux disparus une identité; savoir enfin ce que des coréens en 1948 et 1949, et leurs alliés américains, ont accepté de faire à leurs compatriotes, aveuglés par une « chasse aux rouges », une obsession anticommuniste qui a balayé toute forme d’humanité.
« Mes dents continuent de s’entrechoquer douloureusement, j’essaye de mordre la manche de mon manteau pour stopper mes tremblements quand une pensée surgit. L’eau ne disparaît jamais, elle circule. Dans ce cas, il n’est pas impossible que les flocons qu’Inseon a reçus dans son enfance soient ceux qui tombent à présent sur mon visage. Dans le même flux, me viennent à l’esprit les visages des morts que la mère d’Inseon avait vus, je relâche alors mes bras autour de mes genoux. J’enlève la neige sur mon nez et mes paupières. Il n’est pas impossible que la neige sur leur visage soit la même que celle qui se trouve à présent sur ma main. »
─ Han Kang, Impossibles adieux
Comme l’eau qui circule dans le grand cycle de la nature, la douleur circule entre les époques et les individus, et revient hanter ceux qui ne l’ont pourtant pas directement vécue. Cette douleur envahit tout, comme la neige. Elle pèse sur les corps et les âmes, et le besoin de savoir s’affirme, grandissant, au fil de la narration. La mère d’Inseon, d’abord campée comme la mère un peu encombrante de l’adolescente va progressivement se révéler comme une combattante acharnée de la vérité, une femme exemplaire qui n’abdiquera jamais durant plusieurs décennies pour tenter de retrouver celui dont l’histoire l’a privée.
Il est important de laisser à chaque lecteur le soin de découvrir petit à petit, les arcanes de cette douloureuse histoire familiale et géopolitique et surtout de se laisser proprement envouter par la plume de Han Kang. Il aura durant toute sa lecture l’impression de progresser dans la ouate neigeuse ou dans un brouillard épais, d’avoir peur des fantômes symbolisés par ces forêts de troncs noirs qui peuplent les visions des jeunes femmes, et d’être ému par la résistance admirable et silencieuse d’une petite dame.
Face au mur du silence et aux logiques de guerre, Han Kang démontre avec Impossibles adieux que la littérature est une arme de choix pour lever les obstacles permettant de faire advenir une histoire lucide de notre commun passé récent, et pour tendre vers une mémoire un peu apaisée.
Impossibles adieux de Han Kang
Traduite du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou
Grasset, En lettres d’ancre, 28 août 2023