Certaines œuvres nous touchent plus que d’autres. Oui, il s’agit bien de parler d’une œuvre, et d’une œuvre majuscule qui plus est, pour désigner cette première bande dessinée de Lucile Corbeille. Et je vais être obligé d’utiliser la première personne du singulier pour en parler.
Ce coup de cœur est assez inattendu, à vrai dire. Abîmes n’arrive pas à n’importe quel moment de ma vie, et la thématique m’a de suite interpellé. L’autrice y aborde une quête identitaire rendue nécessaire par l’expression de symptômes trop contraignants. Dans son cas, il s’agit de « voix » qui ne cessent de la dévaloriser et qu’elle entend (ou ressent) à certains moments précis de son existence.
Si ce coup de cœur est inattendu, c’est avant tout que je craignais que la bande dessinée ne soit trop austère. Lorsque l’on est malade, il est plus recommandé de prendre le médicament adapté que de se confronter à une noirceur continue. Mais le tour de force de Lucile Corbeille réside bien dans cet aspect. Si le combat intérieur qu’elle mène est évident, le récit et l’utilisation de l’aquarelle apportent une légèreté bienvenue.


Et puis, si l’on s’attache parfois à une œuvre sans trop savoir pourquoi, il y a parfois de petits hasards qui permettent petit à petit d’en saisir les raisons. Dans mon cas, le récit me permet d’identifier que l’on partage avec Lucile Corbeille la même année de naissance, et plus largement des secrets familiaux auxquels il n’est pas toujours aisé (mais absolument nécessaire) de se confronter.


L’histoire qu’elle raconte n’est pas seulement celle du vertige qui s’impose à elle, ni même celle de sa famille, mais une plongée dans ce que le silence peut produire de plus corrosif. Son père, figure centrale, laisse après son décès une trace floue, faite de blessures indicibles et de mystères jamais résolus. À travers les photos anciennes, les souvenirs d’enfance et les non-dits accumulés, Lucile reconstitue un puzzle dont certaines pièces manquent ou refusent de s’emboîter. Ce travail de mémoire devient une véritable enquête intérieure.
Graphiquement, c’est somptueux. L’aquarelle, utilisée avec une grande maîtrise, offre des atmosphères troubles, presque liquides, qui traduisent à merveille la sensation de perte de repères. Les visages, souvent volontairement flous, évoquent ces souvenirs incertains qu’on tente de retenir avant qu’ils ne s’effacent. Certaines planches donnent l’impression d’être immergé dans une eau sombre, d’autres au contraire respirent grâce à des teintes plus lumineuses, comme si la lumière venait fissurer les ténèbres.


Le récit se distingue par sa capacité à rendre palpable la honte, la peur et les héritages familiaux qui se transmettent de génération en génération sans jamais être nommés. La psychogénéalogie est une discipline passionnante, et cet ouvrage illustre à quel point il est nécessaire de guérir de ce qui nous a été transmis pour pouvoir transmettre de manière apaisée. L’envahissement auquel l’autrice est confrontée au début de la bande dessinée est tel qu’elle n’a d’autre choix que de partir pour ce chemin initiatique. L’histoire ne le dit pas, mais il apparaît certain que c’est une maman plus apaisée qui reviendra de ce périple.


On lit cette bande dessinée sans pouvoir retenir son souffle, avec une émotion qui monte au fil des pages. Celle qui est à l’origine photographe et qui piétinait depuis de longs mois à la recherche de la moindre inspiration a finalement trouvé la parade pour surmonter cette crise créative. Elle a fait un pas de côté, et changé de canal pour exprimer sa douleur et sa résilience. La bande dessinée était le support idéal et elle en a fait un usage délicieux.
En refermant le livre, il reste une sensation étrange, comme après un rêve troublant. On a l’impression d’avoir traversé un espace fragile, à la frontière du réel et de l’imaginaire. Abîmes est une œuvre rare puisqu’elle parvient à transformer la douleur en beauté et à faire des blessures intimes une expérience universelle. Une lecture qui remue profondément, et qui rappelle qu’il faut parfois plonger au cœur des ténèbres pour retrouver la lumière.



