Sur la pochette intérieure de What Matters Most, son sixième album solo sans compter celui paru sous l’appellation Fear Of Pop et le premier depuis huit ans, Ben Folds est assis sur son piano au bord de la mer, en costume-cravate, les pieds sur le siège et les deux majeurs dressés. Façon de dire qu’il n’a pas changé, qu’il est toujours ce jeune homme énervé, gentiment provocateur. Comme au temps du Ben Folds Five, trio voix-piano-basse-batterie au sein duquel il s’est fait connaître à la fin des nineties.
Il fait bien de le rappeler, parce que sa musique revêt sur ces dix nouveaux morceaux, trois de plus dans la version CD Deluxe, des atours bien sages qui relèguent les paroles potaches et les basses fuzzy de certains morceaux passés au rang d’histoires anciennes. Ce classicisme pop n’est certes pas une surprise car l’écriture de compositions accrocheuses et la prédominance de partitions très arrangées comptent parmi ses marques de fabrique. Son LP précédent, So There (2015), était d’ailleurs scindé en deux parties : huit « catchy rock songs » selon ses propres termes, avant un concerto classique en trois mouvements avec le Nashville Symphony Orchestra. Redescendu des cimes de la Grande Musique, Folds se coule à nouveau dans le format aux apparences plus modestes de la popsong, dans la confection de laquelle il demeure une référence.
Mais attendez, il y a plus. Ce nouveau disque fait la part belle aux jolies ballades (Clouds With Ellipses, Fragile, Back To Anonymous) qui atteignent nos cœurs d’artichaut avec une précision chirurgicale. Il avait prévenu dans un titre de 2005, il est avant tout un « sentimental guy ». Moins de punch donc, sans doute, moins de cascades d’harmonies vocales que dans le passé aussi, Folds les ayant réservées aux seules plages introductive et conclusive. C’est un peu frustrant quand on aime la crème Chantilly sonore, mais on peut comprendre que notre homme, l’âge venant, redouble d’attention quant à sa ligne. Un peu moins de piano aussi : son instrument fétiche est toujours présent, mais il se fond dans un riche instrumentarium organique. L’usage de cordes n’est pas nouveau, si l’on veut bien se souvenir de la fougue des archets du splendide Narcolepsy qui ouvrait le troisième album du Ben Folds Five en 1999, mais ces cuivres qui swinguent sur le morceau-titre, cette pedal steel en arrière-plan de Back To Anonymous que vient rejoindre un harmonica frissonnant, voilà qui donne une tonalité Old American Style à la musique de Ben Folds qu’il n’avait jamais exploitée jusque lors.
On pourra chipoter sur Exhausting Lover qui dénote un peu dans cet ensemble haut de gamme, en se disant que c’est bien beau de vouloir sortir de sa zone de confort, mais que si c’est pour faire du sous-Prince ou du sous-Bee Gees, c’était pas la peine. Ou dire que le couplet de Winslow Gardens, la plus entraînante du lot, est calqué sur Lost In The Supermarket des Clash. Il serait, surtout, tentant de faire la fine bouche en pointant la finesse de la frontière entre cette sophistipop onctueuse, que Paddy McAloon de Prefab Sprout a pratiquée avec un bonheur similaire, et un AOR tiède, ampoulé ou mièvre, mais Ben Folds est tellement au-dessus de ça et reste définitivement du bon côté de cette ligne de crête. Il nous enchante avec ses textes souvent nostalgiques et/ou caustiques, en prise avec la réalité des sentiments (Paddleboat Breakup sur la possibilité de l’annonce d’une rupture lors d’une promenade sur une planche dans l’océan), mais surtout avec sa verve de grand compositeur, intacte après tant d’années.
En particulier, Moments, composée avec les membres du groupe Tall Heights, et Kristine From The 7th Grade rejoignent le panthéon dans lequel figurent déjà Don’t Change Your Plans, Losing Lisa, Time et tant d’autres parmi les grandes chansons de Ben Folds, avec ou sans le Five. Kristine, bouleversante valse qui trouverait sa place dans un thé dansant de rêve, tutoie presque Our Mutual Friends de The Divine Comedy, c’est dire l’altitude. Son auteur, qui a repris le Songs Of Love de Neil Hannon sur son EP Sunny 16 (2003), s’est dit conscient du cousinage transatlantique avec le natif de Derry qui transparait dans ce morceau. McAloon, Hannon, Folds, une bien belle trinité pop !
Le maître reviendra « remuer ses fesses », selon son expression, devant le public européen et notamment parisien cet automne, peut-être pour la dernière fois a-t-il prévenu. Occasion et raisons supplémentaires de faire honneur à son immense talent.
Ben Folds . What Matters Most
New West Records – 2 juin 2023