[dropcap]Q[/dropcap]uestion apparemment anodine : la perspective, en 2015, d’un nouvel album des anglais de Blur, fleuron de la pop britannique des années 90, serait-elle obsolète voire foncièrement anachronique ? On serait tenté de le penser, les récentes réunions en tous genres de diverses formations issues des décennies précédentes semblant désormais, bien plus qu’à la mode, inscrites dans la logique des choses (la palme revenant aux vétérans garage US des Sonics, qui, à 70 ans de moyenne d’âge, viennent de sortir un troisième album… quarante-neuf ans après le précédent, paru en 1966 !), avec souvent pour seule réussite à la clé le bon timing du regard dans le rétroviseur.
Le cas du quartet londonien, qui publie donc ces jours-ci son huitième long format, The Magic Whip, le premier sous le nom Blur depuis le Think Tank de 2003, mais surtout le premier dans sa formation originale (le démissionnaire Graham Coxon étant revenu au bercail, du moins sur scène, avec la tournée de 2009) depuis le 13 de 1999, est un peu plus complexe. En effet, leur hyperactif chanteur, Damon Albarn, aura rarement été loin des projecteurs entre-temps, que ce soit avec le carton massif de sa formation « virtuelle » Gorillaz, les plus éphémères et confidentielles The Good, The Bad & The Queen (très marquée par le dub et le post-punk) ou Rocket Juice & The Moon (orientée soul et afrobeat), ses projets carrément loin du cadre formel de la pop tels la mise en place du collectif Mali Music ou la composition de l’opéra Monkey Journey To The West (adapté d’une légende populaire chinoise), et enfin, l’an passé, la parution de son véritable (et magnifique) premier album solo, Everyday Robots (alors brillamment présenté dans ces pages par mon confrère Bucky Bleishirt, ici). De son côté, le guitariste Coxon n’est pas resté en jachère non plus, ayant déjà commencé à publier en son nom propre des disques plus intimistes et personnels en étant encore partie intégrante du groupe, puis s’y consacrant complètement suite à son départ il y a maintenant douze ans.
Si pour chacun des deux co-leaders de Blur, les retrouvailles (en studio cette fois-ci) avec leur fidèle section rythmique, les discrets mais efficaces Alex James (basse) et Dave Rowntree (batterie), semblent donc se résumer à un retour dans le rang au vu de leurs parcours respectifs en marge d’un format plus traditionnel, il faut se rappeler que le groupe a lui-même traversé plusieurs phases, souvent naturelles, mais parfois aussi dans la douleur : après quatre albums qui les auront consacrés hérauts (au même titre que leurs concurrents directs, les mancuniens d’Oasis) du courant britpop jusqu’au milieu des années 90, ils se seront réinventés en trépignants amateurs de sonorités américaines (le plus dur Blur en 1997), en troubadours mélancoliques (le langoureux 13 cité plus haut, sommet de l’alchimie Albarn/Coxon) et enfin en expérimentateurs électro-pop (l’inégal mais aventureux Think Tank, qui verra l’éviction de Coxon par le management du groupe dès le début de son enregistrement).
Bien que la réconciliation entre les deux têtes pensantes fin 2008 donna lieu à une tournée monstre qui témoigna d’une vitalité toujours bien communicative sur scène, on se doutait bien que donner une suite discographique au minimum digne à un historique déjà riche en réinventions publiques et en rebondissements personnels serait une toute autre paire de manches, surtout vu les agendas respectifs des protagonistes concernés, Albarn en tête. Et pourtant, en 2013, la bande des quatre s’octroie, en pleine tournée asiatique et après une annulation de dernière minute, quelques jours dans un studio de Hong Kong, histoire de voir si leur créativité propre était encore en mesure de transcender la nostalgie et l’émotion des retrouvailles. Ce qui donnera lieu deux ans plus tard à The Magic Whip sera en fait mis en chantier par Graham Coxon, qui aura dans l’intervalle rappelé à la rescousse le producteur Stephen Street (déjà à l’œuvre sur quatre albums successifs du groupe et trois en solo de Coxon lui-même), avec la volonté de mettre en forme, à partir de ces heures de prises fugitives, une matière sonore susceptible de convaincre en retour Damon Albarn, alors monopolisé par la promotion de son disque et la tournée mondiale qui s’ensuivit, d’apporter ensuite la touche finale à la chose.
Procédé assez inhabituel pour le groupe certes, mais il faut croire que le guitariste fut bien inspiré car, outre l’éventualité qu’une telle opportunité eut pu ne jamais se représenter, le disque dévoile paradoxalement une sève et une fraîcheur assez rares pour un groupe comptabilisant autant d’années de service, et tant d’inactivité accumulée en sus. A peine posé sur la platine (ou enclenché sur la playlist, ou lancé en visionnage sur Youtube, au choix), le Lonesome Street d’ouverture semble partir sur les rails du très rock cinquième album Blur, puis l’arrangement s’envole très vite vers les cimes de la barrette acide d’Arnold Layne, sur un refrain obsédant et aérien d’Albarn. D’ailleurs l’ex-chanteur d’Oasis lui-même, l’ennemi héréditaire Liam Gallagher, s’est fendu il y a quelques jours sur Twitter d’un élogieux « Song Of The Year » à propos du titre, c’est dire si les temps ont définitivement changé.
Au fil de l’écoute, on se rend compte qu’en fait de « simple » retour de Blur, on a davantage affaire ici à un disque commun de Damon Albarn, Graham Coxon, Alex James et Dave Rowntree en tant qu’individualités, enrichies de leurs expériences à chacun, et qui tenteraient de retrouver leur symbiose d’origine, en tenant compte de leurs évolutions propres. Plus qu’un caprice de nouveaux riches mis à mal par un redressement fiscal, The Magic Whip évoque sur la longueur un appétit vorace d’en découdre avec le monde qui les entoure, avec force, urgence et poésie. La diversité des types de production abordés évoque autant l’éclectisme de Damon que leur adaptation à la griffe rugueuse de l’entité Blur porte la marque de Graham : ainsi le groove lourd de Go Out encaisse-t-il sans faillir les riffs en parpaing de ce dernier, alors que le trippé Thought I Was A Spaceman part en tourbillon psychédélique, maintenu à la surface terrestre par le beat élastique élaboré par Alex et Dave, dont le rôle sur l’ensemble est loin d’être purement figuratif.
La seconde moitié du disque (plus sensible et prenante encore que la première) s’inscrit plus profondément dans le sillon du Everyday Robots d’Albarn, tout en en plaçant les tourments existentiels au centre d’une bouillonnante machine collective : la charmeuse ballade My Terracotta Heart, portée à bout de bras par un clap métronomique surmonté d’une astucieuse ligne de guitare délicate, et le primesautier Ghost Ship, à la rythmique chaloupée et addictive, encadrent ce qui est certainement le sommet émotionnel de The Magic Whip, la marche quasi-funéraire (et pourtant presque dansante dans son dernier tiers) de l’étourdissant There Are Too Many Of Us, dédié au sort funeste et inéluctable que l’avenir semble réserver à l’humanité et à sa descendance, au chevet desquelles le chanteur déclame une poignante prière, à la fois gorgée d’espoir dans l’interprétation et fataliste dans les mots choisis (« There are too many of us / That’s plain to see / We all believe in praying / For our immortality »).
Si l’une des caractéristiques majeures de la patte « tubesque » de Blur (du temps du faîte de leur gloire du moins) fut longtemps la répétition de motifs entêtants jusqu’à l’hypnose contagieuse et imparable, les titres de The Magic Whip se déploient pour leur part en échafaudages progressifs et ruptures discrètes, pour un effet finalement assez similaire. La lunaire Pyongyang, avec sa basse ligne claire et ses claviers scintillants qui n’auraient pas déparé sur le Another Day On Earth de Brian Eno, se mue presque imperceptiblement en complainte désarmante et crépusculaire, avant que l’irrésistible Ong Ong nous rappelle avec ferveur qu’ici aussi, on sait encore faire des tubes fédérateurs à entonner dans les stades en tapant des mains, et que le cinématographique Mirrorball ne clôture en beauté les débats, avec sa guitare rêveuse d’espaces sans frontières.
Loin de ressembler à un point final tel le sombre et introspectif 13 (pour raisons thématiques) ou le bancal mais conquérant Think Tank (pour raisons circonstancielles) en leur temps, le foisonnant et éclaté The Magic Whip s’apparenterait plutôt à un excitant point-virgule ; ouvert sur un champ de possibles, à la fois charnière temporelle et suspense rigolard (on partagera volontiers les rires d’Albarn sur le bondissant et direct I Broadcast), il tient à la fois de l’accident magique et du coup de fouet salvateur.
Alors, obsolète ?… the music play.
Anachronique ?… (t)amer.
Pour finir, en guise de preuve de la bonne humeur actuelle du quatuor, voici un petit cadeau-bonus : une festive version « improvisée » du Tender extrait de 13, prise au vif dans les coulisses de leur récent passage au Tonight Show, avec la participation de Jimmy Fallon himself, visiblement aux anges !
The Magic Whip est sorti le 27 avril 2015 en CD, vinyle et digital via Parlophone Records et est en écoute ici.
Blur sera en concert le lundi 15 juin 2015 au Zénith de Paris (complet).
Excellente chronique M. GODGIVEN.