[dropcap]Q[/dropcap]uand on a tellement rêvé à des lendemains qui chantent, quand on s’inscrit dans une longue lignée qui a dû et su se battre pour faire advenir des possibles, alors il est particulièrement inconcevable de voir sa plus belle utopie se transformer échec.
Carmen Maria Machado, rencontre la femme de ses rêves lors d’un dîner à Iowa City. Pour les deux jeunes américaines, écrivaines débutantes, c’est le coup de foudre. Carmen plutôt peu sûre d’elle-même jusqu’alors, voit en sa compagne tout ce qu’elle n’est pas, tout ce qui lui manque, tout ce qui la fascine. Très vite une relation passionnelle s’engage et les premières semaines ressemblent fortement à ce conte de fées dont rêvent tous-tes les amoureux-ses, des journées encabanées où le sexe, la complicité et l’osmose cérébrale forment un cocktail idyllique.
Mais alors qu’elles ont emménagé ensemble dans la maison rêvée, tout se dégrade rapidement, tourne au cauchemar et les murs du palais doré commencent à prendre l’aspect sale et inquiétant de ceux d’une prison. Violences psychologiques, menaces, insultes, crises de jalousie, tout y est, jusqu’à ce que l’emprise de la « femme de la maison rêvée » -ce sera son seul nom- sur Carmen rejoigne l’archétype de la domination conjugale.
Carmen vit dans la terreur, tente d’excuser sa compagne, espère qu’elle soit malade ou folle pour trouver une justification à ce qu’elle subit, et rejeter ainsi la seule conclusion pourtant évidente. C’est alors que, comme beaucoup d’autres qui subissent sans parvenir à se libérer de l’étau, Carmen va ne rien dire, se voiler la face, devenir chaque jour un peu plus la proie muette de sa compagne maltraitante.
Le pire , c’était peut-être ça: le monde réclamait votre mort. Vos deux corps avaient toujours été abjects. Vous aviez été éjectées du bateau du monde, vous vous étiez hissées sur une planche en bois et, passé une période plaisante et sereine de circonstance, elle avait tenté de te noyer. Tu n’es donc pas seulement en colère ou dévastée: tu souffres d’avoir été trahie. »
Sauf que si Carmen se tait c’est aussi parce qu’aux raisons habituelles, honte, peur de sortir d’une relation que l’on a choisie, etc.., s’ajoute une autre problématique spécifique à sa position de femme homosexuelle. Pour sortir de cette relation, Carmen va devoir renoncer au fantasme porté par la communauté lesbienne, celle de la possibilité d’un monde où elles- ses sœurs de combat- pourraient « trouver le désir, l’amour, la joie quotidienne sans les hommes », celle d’un monde sans la médiocrité caricaturée de la relation hétérosexuelle normée.
Dire la violence conjugale dans son couple de même genre, cela revient alors pour elle à jouer contre son camp, à donner une mauvaise image des lesbiennes, à les rabaisser aux banales misères du couple, là où des années de militantisme en avaient fait un horizon riant. Carmen mettra longtemps à s’extraire du silence et du déni, à se reconstruire, à ne plus avoir peur.
Pour nous raconter le chemin de croix qui fût le sien pour sortir de cette relation toxique, Carmen Maria Machado choisit une forme de récit absolument homothétique de son propos. Là où le mouvement Queer opte pour la déconstruction du sexe et du genre, l’écriture de Machado refuse la catégorisation dans un genre littéraire et nous offre un kaléidoscope de chapitres plus ou moins brefs construits sur les standards des formes littéraires ou simplement narratives.
Successivement à la manière d’une fantasy, d’un lipogramme, d’un inventaire ou d’un livre dont vous êtes le héros, le récit forme une sorte de course de vitesse ou de lutte fratricide entre les chapitres. On ne pénètre dans une forme langagière que pour la quitter au plus vite et pouvoir dire sur tous les tons la permanence de la souffrance. Certains chapitres rédigés à la seconde personne du singulier nous enferment avec Carmen dans le passé/présent de sa relation avec la « femme de la maison rêvée », le vécu quotidien d’une relation glaçante et angoissante ; d’autres assumés par un « je », un « je » reconstruit, sauvé, attestent de la mise à distance, enfin, de la prédatrice, et de la parole retrouvée.
La mosaïque ainsi constituée traduit à la perfection la fragmentation identitaire vécue par un être victime de violences psychologiques extrêmes, cette incapacité à vouloir voir l’image désastreuse du couple auquel on appartient et ce alors même qu’amis ou relations tentent de nous faire voir ce qu’on se refuse à admettre.
En acceptant après de longs mois de souffrance, de mettre enfin des mots sur les choses, Carmen Maria Machado se réapproprie aussi la banalité de sa situation de femme victime dans un couple de femmes. Elle comprend alors que cette impossibilité de la violence dans la relation homosexuelle est un leurre, car cette emprise conjugale est connue, documentée ; c’est un état de fait rapporté par les psychologues et autres thérapeutes, mais passé sous silence par une communauté qui ne peut sans doute que difficilement accepter la banalisation du fonctionnement des couples queers.
« Vous pouvez être blessés par des gens qui vous ressemblent. Non seulement c’est possible, mais cela se produira selon toute vraisemblance car le monde est rempli de gens blessés qui blessent d’autres gens. La culture dominante a beau vous considérer comme des anomalies, cela n’empêche pas que vous ne soyez banals à pleurer . »
Novateur autant sur le propos que sur la forme, Dans la maison rêvée atteint une double ambition, celle de verser une petite pierre aux archives de la violence dans les couples non hétérosexuels, et celle de nous convaincre que la fragmentation ou le refus d’assignation à des places normées qu’ils soient celui de nos identités ou de nos créations est une formidable source de richesse.
Avec sa voix très singulière, Carmen Maria Machado nous rappelle de façon finalement paradoxale que le combat pour la différence n’est gagné que quand celle-ci parvient, in fine, à se dissoudre dans la plus désolante banalité. Une leçon douloureuse mais nécessaire.
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Dans la maison rêvée de Carmen Maria Machado
traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen
Christian Bourgois éditeur, 19 août 2021
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Image bandeau : Sharon McCutcheon / Unsplash