[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#5a8f70″]L'[/mks_dropcap]existence est une histoire engendrée par trois temporalités versatiles : le passé suspicieux, l’interminable présent et l’avenir arrogant. Il suffit d’ignorer l’une de ces trois prérogatives pour que les deux autres compensent -même si en vain et de manière clinique- ce manque de données essentielles. C’est dans cet interstice singulier que se coule l’imperméable Simon Reijik : il efface les réputations numériques, nettoie scandales et autres écarts explosifs afin d’offrir à ses clients de nouveaux horizons immaculés.
Les nouvelles technologies avaient crucifié la vie privée. L’intime agonisait en place publique. Tout était devenu montrable. Tout devait se savoir. Simon se contentait de rétablir un peu d’équité. (…) Il offrait des zones d’ombre aux victimes et, si besoin, leur inventait un passé de rechange. Une autre vie possible. Il maquillait leur fuite. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage.
Ce savoir-faire semble être pour Simon une seconde peau à l’intérieur de laquelle il peut jouir de son art de la dissimulation tout en oubliant la vie d’emprunt qu’il mène pourtant. Sa compagne, Laura, est un agréable « passeport social », leurs deux chats n’ont de consistance à ses yeux que par leurs patronymes (« Clyde and Bonnie 2 »), la pharmacopée moderne est sa confidente artificielle, son travail un exutoire, et Paris, une ville où disparaître sur fond gris. Et c’est de cette manière que survit un homme qui a tourné le dos à sa propre histoire : en compartimentant ce qui lui reste d’identité.
Jusqu’au coup de fil d’une certaine Sarah, qu’il ne connaît pas, mais qui lui apprend que son ami d’enfance, Antoine, est mourant.
Il n’aurait pas dû rappeler Sarah. Il aurait préféré ne pas savoir. Un œil, au fond de lui, s’était ouvert, et l’observait.
Simon décide alors, comme anesthésié par la nouvelle, de revenir sur ses pas, dans des traces vieilles de vingt ans pour essayer d’opérer sans bruit un retour au pays, à Verfeuil, petite bourgade gasconne près de Toulouse, où les voies de traverse ne se prennent pas au sérieux – même goudronnées, elles n’oublient pas qu’elles furent des repaires de détrousseurs et de contrebandiers (…).
Antoine décédant rapidement, il faut préparer l’enterrement, accueillir les proches venus rendre leur dernier hommage… très vite, ceux qui n’ont jamais quitté cette terre de pierres sèches et de figuiers gras reconnaissent Simon, le petit Reijik, et en quelques heures tout le monde murmure, jusqu’au vent dans la garrigue, que ce « pauvre garçon », dont le petit frère a disparu prématurément, est rentré à la maison.
Ainsi donc, ce drame imprègne Verfeuil plus sûrement que l’odeur du thym mêlée à celle du chèvrefeuille. Même deux décennies plus tard.
Simon pourrait encore s’enfuir, mais quelque chose de plus tenace le retient désormais ici : le désir irascible de savoir. Ce qu’ils sont devenus, ce qu’il s’est réellement passé, ce qui a été cru.
C’est à cet instant ténu, ineffable, que le roman plonge dans une seconde partie pleine de remous bouillonnants, invisibles à la surface des premiers chapitres au ton nonchalant, assurément cynique. Il est l’heure désormais d’affronter la mémoire des murs, le silence des chambres où rien n’a bougé, le regard du paternel à genoux parmi les ombres, l’heure de reconquérir le royaume maternel dédié depuis la tragédie aux fantômes et à la folie.
Rien n’est définitif. Pas même l’amour que les parents sont censés porter à leurs enfants.
Cela peut paraître beaucoup pour un seul homme, et ça l’est. Sous des airs stylistiques d’enquête intime, le roman distille une introspection plus profonde, celle du territoire sensitif, témoin inconscient de nos traumatismes, de nos errances, de nos oublis.
L’évocation simple et solaire de l’enfance de Simon invite un souffle bienveillant, digne de Pagnol, entre les souvenirs flous et plus douloureux de la perte de Benjamin, petit frère et fils cadet mort à l’âge de huit ans.
Le récit, funambule, oscille entre réminiscences, intériorisation et reconstruction. Pas d’aveux en cascade, seulement des non-dits qui trouvent enfin la manière de s’exprimer. Il faudra néanmoins attendre les dernières pages pour appréhender totalement Ce Que l’Homme A Cru Voir.
Quatre ans après Un Jeune Homme Prometteur, Gautier Battistella renoue avec une verve incisive qu’il sait habilement moduler : ses contemporains-citadins-puis-paysans 2.0 auront ainsi droit (pour notre plus grand plaisir) à des invectives très imagées, tandis que les descriptions du patrimoine rural hors du temps se verront quant à elles prendre vie sous un accent du Sud-Ouest plein d’une tendresse à peine dissimulée.
Gautier Battistella nous livre cette fois-ci encore un récit d’initiation, mais à contre-courant, davantage portrait d’un homme à la recherche de l’enfant qu’il fut, seul détenteur d’une certaine vérité. Tel un peintre tentant de reproduire ce qui s’est évanoui de son modèle l’espace d’un moment en suspens, l’auteur nous emmène à travers le miroir, loin du tumulte, là où Rimbaud a sûrement composé ce vers terrible et magnifique : et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.