L’art du titre n’est pas donné à tout le monde. Céline Lapertot le possède indéniablement, elle dont les trois premiers romans s’intitulent respectivement Et je prendrai tout ce qu’il y a à prendre, Des femmes qui dansent sous les bombes et Ne préfère pas le sang à l’eau (2014, 2016 et 2018 chez Viviane Hamy). Celui qui nous intéresse aujourd’hui, s’il n’est pas le plus réussi à nos yeux, reste indéniablement d’une grande force et sa pertinence éclate à chaque page de ce court texte (90 pages). Quant à l’étonnante photo de couverture, elle trouvera tout son sens une fois le livre lu et digéré, si tant est qu’un tel récit se digère.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l est en effet difficile, quand on a bénéficié d’une jeunesse paisible au sein d’une famille « normale », de concevoir une enfance comme celle qu’a connue Céline Lapertot. Et c’est là que l’on commence à entrevoir la réelle signification de ce titre, cette forme d’évidence qui s’impose à l’enfant mais que l’adulte finira, bien des années plus tard, par rejeter avec force car, non, ce qui est monstrueux n’est pas normal.
Née en 1986 d’un père dont il ne sera pas question car très tôt disparu et d’une mère faible et peu aimante, Céline Lapertot connaît une enfance que l’on ne souhaite à personne, même si de trop nombreux garçons et filles continuent de vivre le même enfer, jour après jour, ici et là, partout en France, comme ailleurs dans le monde. Abandonnée aux caprices d’un beau-père abusif, l’enfant, comme elle se désigne tout au long du récit, sera confrontée très tôt, beaucoup trop tôt, à un monde qui n’est pas celui de l’enfance, un monde où le sexe, l’alcool, la paresse, la vulgarité et l’inculture règnent, un monde sombre et dur que rien ne vient éclairer.
« L’enfant nomme « quotidien » la cour brunâtre squattée par les chats. Enfin, quelque chose d’approchant car ce mot-là, elle ne le connaît pas non plus. Mais elle est capable de sentir que c’est ainsi qu’il faut vivre. Elle observe les adultes qui vivotent autour d’elle, telles des toupies éternellement ivres, elle comprend que c’est bien là une existence qui se vit. On accepte la pauvreté d’autant plus facilement qu’on est né dedans. »
Peu d’options s’offrent à l’enfant qui grandit dans un tel cadre. Et beaucoup reproduiront ce qu’ils (elles) ont connu, sans se poser la moindre question, acceptant leur sort comme une fatalité. D’autres, et c’est le cas de l’enfant, savent au fond d’eux-mêmes qu’ « ils pensent différemment, ils parlent différemment, ils sentent dans la vie un parfum qui n’est pas celui des parents ». Et, ici, c’est par la lecture que tout commence, par la grâce d’un livre arrivé par on ne sait quel miracle au domicile familial. La lecture emmènera, très tôt, l’envie d’écrire, à laquelle Céline Lapertot se confronte dès l’âge de neuf ans. Mais il faut l’arrestation du beau-père et le placement en foyer pour que l’enfant comprenne qu’autre chose est possible, qu’on peut vivre différemment et, en quelques lignes poignantes, l’auteure esquisse sa renaissance et exprime sa reconnaissance aux instances qui ont permis à son destin de basculer. Le foyer, ce lieu souvent si négativement connoté, est le lieu dans lequel l’enfant entre au contact de la culture et commence à écrire, ce qu’elle n’arrêtera plus jamais de faire. L’étape suivante sera le placement en famille d’accueil et la découverte que l’on peut être aimé(e), que l’on y a droit aussi, à cette part de lumière, qu’existent des personnes capables de donner cet amour sans lequel on dépérit inexorablement.
Avec Ce qui est monstrueux est normal, la jeune femme aujourd’hui professeure des écoles et auteure, livre un récit empli de colère et de noirceur autant que de lumière et d’espoir et ce n’est pas la moindre de ses qualités.
« La vie, c’est comme la rue du Pont-Rouge, c’est la noirceur et la lumière en quelques secondes d’intervalle. Il faut juste l’absorber, cette lumière, au bon moment. »
Pointant du doigt les défaillances de notre société qui se refuse à contempler en face la misère d’une partie de sa population et se contente de la tenir à l’écart, Céline Lapertot insiste également sur l’importance capitale de l’éducation et de la culture, ainsi que sur le fait qu’une bonne rencontre au bon moment permet de se relever malgré les coups que l’on a pu endurer jusque-là.
Texte beau, fort et dense, Ce qui est monstrueux est normal redonne foi en l’être humain et en sa capacité à la résilience, quand la vie lui en donne la possibilité, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut. On saluera ici le courage et l’honnêteté sans fard de Céline Lapertot qui font de ce petit livre un grand choc émotionnel.