[dropcap]L[/dropcap]a grande panne électrique, celle qui paralyse le pays, dure encore et toujours. Dans cette obscurité, Christian Guay-Poliquin nous y avait déjà plongés dans un précédent roman, Le Poids de la neige où celle-ci avait imposé à un jeune homme accidenté, un huis clos éprouvant avec un homme plus âgé, Matthias, chargé de prendre soin de lui. Il est fort probable d’ailleurs que la victime de cet accident, ainsi qu’un jeune homme revenant dans son village dans Le Poids des kilomètres, ne fassent qu’un avec le personnage central des Ombres filantes, dont le genou blessé se ressent encore douloureusement des conséquences d’un mystérieux accident.
La situation est toutefois peut-être plus grave désormais, car les populations semblent avoir majoritairement quitté leurs résidences habituelles, soit pour se réfugier dans les forêts soit pour gagner d’hypothétiques zones encore alimentées par des éoliennes autosuffisantes. C’est du moins l’espoir qui guide les pas de ceux et celles qui tentent leur chance, se retrouvent en pleine nature et doivent réapprendre et mettre en pratique les gestes essentiels et oubliés, voire inconnus, de la survie en milieu hostile.
Les personnages progressent avec difficulté entre les mélèzes, dans la glaise et la nuit et se ré-approprient peu à peu l’idée que nous ne faisons que partager la nature, la partager avec des êtres plus petits ou plus gros que nous, et contre lesquels notre raison ne suffit pas toujours à faire la différence.
« Tu n’as qu’à faire comme moi, me suggère Olio en me voyant me démener. La tête d’abord, le corps ensuite. Tous les animaux font ça. »Christian Guay-Poliquin
Ralenti et affaibli par sa blessure, le narrateur erre sous la canopée et tente de rallier un camp familial, sorte de villégiature estivale construit il y a de nombreuses années par son grand-père et que sa famille a investi de manière permanente depuis que la situation est ce qu’elle est. Alors que totalement désorienté, il vient de perdre les maigres ressources qui lui permettaient d’envisager de survivre encore un peu, il est miraculeusement sauvé par un enfant, un petit garçon qui prétend s’appeler Olio, et qui jaillit de la forêt comme un jeune faon, sauvage, mystérieux et absolument seul. Ils seront désormais deux à marcher ensemble jusqu’au bout de leur histoire, un adulte et un enfant : un père sans enfant et un enfant sans père.
« Les visages de ceux et celles que j’ai rencontrés depuis le début de la panne me hantent. Je me demande où ils peuvent être à présent. Difficile à dire, l’avant est un monde enseveli avec ses destinées interrompues et ses promesses. L’après, un tas d’incertitudes qu’il vaut mieux taire. Entretemps, chacun fait ce qu’il peut pour donner du sens à ses gestes. » Christian Guay-Poliquin
Avec ce dernier roman, Christian Guay-Poliquin livre une dystopie qui entremêle subtilement deux horizons.
Tout d’abord notre improbable ou très hypothétique avenir, celui que nous réserve le monde quand nous aurons épuisé ses ressources et que notre mode de vie suicidaire nous aura finalement conduits au-delà du point de non-retour. Cette thématique anxiogène, qui irradie au propre comme au figuré la littérature contemporaine, se colore ici des plus profonds anthracites ou des bleus outremer d’une nuit sans fin.
Toutefois, comme dans chacun des textes de l’auteur, un second horizon va paradoxalement recouvrir la catastrophe imminente, un peu à la manière dont un double fond masquerait à la vue l’essentiel. Ce pas de côté, ce point de fuite qui permet à l’idée de « continuer encore » de reprendre force et vitalité, c’est la rencontre ; celle de l’homme et de l’enfant ; celle que nous n’avons pas encore faite ; celle pour laquelle il nous reste tellement peu de temps ; celle dont la vanité est immédiatement balayée par la fulgurance ultime qu’elle donnera à notre existence, à la manière des tragiques grecs qui s’interdisaient de statuer sur la valeur d’une vie tant qu’on n’en connaissait pas les ultimes instants.
« Je m’allonge dans cet espace étroit en fumant un second mégot. Je songe à l’éternelle danse des proies et des prédateurs. À la guerre lasse du hasard et de l’inexorable. À la loi du plus fort, du nombre et de la nuit. » Christian Guay-Poliquin
La mythologie n’est d’ailleurs pas absente du roman, car les membres de la famille portent des noms qu’une syllabe ou une lettre différente suffiraient à replacer dans leurs costumes de divinités de la Méditerranée, clin d’œil à l’immuabilité des fonctions sociales, guerre, commerce, chasse, et à la circularité du temps que Christian Guay-Poliquin mesure en hauteur de neige ou en minutes et qui finira d’ailleurs par se dissoudre dans l’accélération des ultimes plans séquences de la belle chute du roman.
C’est peut-être parce que dans ce texte tous les fils entre les humains (et électriques !) semblent en voie d’être rompus et que la déshumanisation s’installe, que Christian Guay-Poliquin crie au pied des montagnes que notre besoin de nous relier demeure essentiel. Nous croiserons deux silhouettes poussant un caddie qui ressemblent terriblement à l’homme et l’enfant de La Route de Cormac McCarthy ; quelques pages plus loin ce sont peut-être les deux sœurs de Dans la forêt de Jean Hegland à quelques mètres des tombes de leur parents qui surprennent le héros. Si les dystopies se répondent, se font écho, c’est sans doute le signe que Christian Guay-Poliquin souhaite mettre ses pas dans ceux qui auront dit ou su, avant les autres, ne pas se taire.
La littérature vaut si elle nous permet de changer notre vision du monde et donc, peut-être in fine, le monde lui-même. Cette fonction du récit, cet absolu besoin de récit, besoin de se raconter et de s’inscrire dans une histoire pour comprendre son histoire, c’est Olio, le petit garçon, qui l’arrache à plusieurs reprises sournoisement au narrateur quand il brode sur leurs aventures imaginaires des jours passés en forêt ou sur leur lien fictif de parenté.
Dire et raconter, raconter encore et encore, raconter jusqu’à ce que le récit dise une fraction du réel.
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Les ombres filantes de Christian Guay-Poliquin
Éditions La Peuplade, 2 septembre 2021
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Image bandeau : Marek Szturc / Unsplash